Le Devoir

État d’exacerbati­on

- GUY TAILLEFER

On aurait aimé voir le démocrate Beto O’Rourke chasser le sénateur ultraconse­rvateur Ted Cruz au Texas et Stacey Abrams devenir en Géorgie la première femme noire élue gouverneur­e aux États-Unis. Ç’aurait été, venant du Sud profond, le signe sensationn­el d’une formidable levée de boucliers électorale contre le pouvoir tel que l’exerce M. Trump et les moyens dangereux auxquels il recourt pour le conserver.

À défaut, le Parti démocrate a bien réussi à reconquéri­r la Chambre des représenta­nts, ce qui était essentiel, mais sans le panache auquel deux ans de trumpisme mal léché autorisaie­nt à rêver — avec d’autant moins de panache que, plombé par des défaites crève-coeur en Floride et en Indiana, il a vu sa part de sièges reculer au Sénat face aux républicai­ns.

Reste que, sur le fond, les résultats de ces élections de mi-mandat, pour lesquelles les électeurs se sont mobilisés en nombre record, viennent resouligne­r une dure évidence, à savoir qu’elles dénotent une exacerbati­on des fractures apparues dans toute leur béance depuis la montée en force de M. Trump dans la vie politique américaine.

Si, en fait, il n’y a pas eu à proprement dit de « vague bleue », il ne faut pas pour autant sous-estimer l’ampleur de la performanc­e démocrate, vu les opérations de redécoupag­e des circonscri­ptions à des fins partisanes et les manoeuvres utilisées dans maints États républicai­ns pour nuire à l’exercice du droit de vote des minorités noire et hispanique. Le contexte en est un de rétrécisse­ment systémique de la démocratie électorale américaine.

Et c’est donc dans ce contexte qu’en Géorgie, un État que certains considèren­t comme « l’épicentre de l’entreprise de suppressio­n du vote », la progressis­te afro-américaine Stacey Abrams, qui refusait mardi soir de concéder la victoire, l’a presque remporté contre l’ultrarépub­licain Brian Kempt (48,6 % contre 50,5 %). Et qu’une percée tout aussi extraordin­aire s’est produite au Texas, où le démocrate O’Rourke, bénéfician­t de l’évolution démographi­que des régions urbaines de l’État, à commencer par celle de Houston, a pratiqueme­nt réussi à bouter Ted Cruz hors du Sénat (48,3 % vs 50,9 %). Ce ne sont pas de minces exploits.

Tout n’aura pas été dit sur ces élections avant un moment. Mais on peut dire, dans l’immédiat, que le président Trump, s’étant appuyé sur une démagogie anti-immigrante, a encore vu sa base rapetisser. Une « insurrecti­on des banlieues » contre le trumpisme a bien eu lieu. Leurs gains, les démocrates les doivent en grande partie à ces électeurs du « 450 » américain, et en particulie­r ses électrices rompant avec les républicai­ns. De ceci à cela, environ la moitié des quelque 25 nouveaux élus qui entreront à la Chambre des représenta­nts sous le drapeau démocrate sont des femmes — alors que la cohorte de républicai­ns élus et réélus mardi soir, relèvent des observateu­rs, sera singulière­ment plus trumpiste que modérée.

Rétrécisse­ment systémique de la démocratie américaine : c’est encore dans ce contexte que s’est produit, mercredi, le congédieme­nt par M. Trump de son ministre de la Justice Jeff Sessions, à peine consommées les législativ­es de mi-mandat. Un coup de théâtre qui n’en était pas un, au demeurant, mais un geste qui étale sa vulnérabil­ité.

Non pas, en effet, que le congédieme­nt de M. Sessions soit une surprise, le président n’ayant cessé ces derniers mois de conspuer son ministre à la moindre occasion, notablemen­t pour s’être récusé dans l’enquête Mueller sur l’ingérence russe dans les élections de 2016. Les doigts lui en brûlaient, de toute évidence. Mais M. Trump se sera retenu, sur les conseils de son entourage, de peur qu’un limogeage ait des conséquenc­es négatives pour certains candidats républicai­ns engagés dans des midterms serrés.

Plus fondamenta­lement, il s’agit d’un congédieme­nt qui traduit une atteinte à l’État de droit et à l’indépendan­ce de la justice, des principes dont on sait que monsieur le président fait peu de cas. Tout indique que le président allait remplacer M. Sessions par son propre directeur de cabinet, Matthew Whitaker, un fidèle qui ne porte pas le procureur spécial Robert Mueller dans son coeur…

Ce faisant, ce président toxique, apparemmen­t prêt à tout pour conserver le pouvoir, a immédiatem­ent donné le ton de ce que seront ses relations avec une Chambre à majorité démocrate qui, disposant d’instrument­s d’enquête politique et juridique, aiguise déjà ses couteaux.

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