Le Devoir

Quelques nuances de gris

Javier Cercas enquête sur un grand-oncle mort au combat pour une mauvaise cause

- CHRISTIAN DESMEULES COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Il y a longtemps que Javier Cercas se demandait comment parler de Manuel Mena, un jeune oncle de sa mère dont elle était très proche, phalangist­e — la milice armée de la réaction en Espagne, d’inspiratio­n fasciste —, sous-lieutenant dans l’armée de Franco, mort à 19 ans en 1938 en pleine bataille. Martyr familial, aïeul encombrant, idéaliste révolté ?

Avant même de devenir écrivain, en fait, il s’était dit qu’il lui faudrait un jour lui consacrer un livre. Mais l’auteur des Soldats de Salamine (2002), d’À la vitesse de la lumière (2006) et d’Anatomie d’un instant (2010) ne l’a jamais fait, raconte-t-il. C’était pour lui la tache honteuse de la mémoire familiale.

Qu’à cela ne tienne, la digue a fini par rompre. Et Le monarque des ombres est un autre de ces «romans sans fiction» à travers lesquels l’écrivain espagnol s’intéresse depuis des années à l’histoire contempora­ine de son pays.

Les soldats de Salamine (Actes Sud, 2002), son premier livre, racontait ainsi un court épisode se déroulant vers la fin de la guerre civile espagnole alors qu’un soldat républicai­n inconnu sauve la vie de Rafael Sanchez Mazas, poète, idéologue et dirigeant phalangist­e. Et pour l’un des amis de Javier Cercas, qui l’accompagne dans son enquête, ce roman était «une fiction comme pour cacher la vérité».

Dès lors, Le monarque des ombres devient un théâtre qui nous permet d’assister au combat intérieur de l’écrivain, où sa conscience est tiraillée entre le désir de fouiller un passé dont il ne veut pas et la tentation de laisser son aïeul reposer en paix, de ne pas heurter la mémoire familiale.

Qui était Manuel Mena, ce «grandoncle facho» (comme l’était la moitié de l’Espagne, rappelle l’écrivain), adolescent vif et intelligen­t, selon les témoignage­s, à peu près jamais sorti de son village d’Estrémadur­e, mais devenu une sorte d’étranger chez lui après quelques combats? Qu’est-ce qui l’avait motivé, quelles étaient ses conviction­s? Il le découvre peu à peu en rencontran­t certains des derniers témoins, fouillant les archives, multiplian­t les angles. Mais au cours de son enquête minutieuse, Javier Cercas tente surtout de résister à la tentation de faire encore le «littérateu­r», c’est-àdire de recourir à la fiction afin de combler les multiples trous d’une réalité impossible à connaître vraiment.

Les questions profondes s’y condensent. Peut-on, par exemple, «être un jeune homme noble et pur et en même temps lutter pour une mauvaise cause»? Cercas le voit comme le Achille de l’Odyssée qu’Homère décrit comme le «monarque des ombres».

Manuel Mena avait politiquem­ent tort, quatre-vingts ans plus tard nous le savons — ou nous croyons le savoir. Sur le plan moral, toutefois, l’histoire est plus complexe. Et c’est là où Javier Cercas pose habilement le doigt. Il le fait en convoquant tout le pouvoir de la littératur­e: celui de mettre au jour les ambiguïtés, les contrastes, de foncer ou d’éclaircir les ombres.

Et quoi de mieux que la guerre, la politique — voire l’amour — pour explorer ces enjeux. «Car le passé, écritil, est un puits insondable et noir où l’on arrive à peine à percevoir des étincelles de vérité.»

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ACTES SUD Le livre de Javier Cercas est un « roman sans fiction » où l’écrivain s’intéresse à l’histoire contempora­ine de son pays.
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Le monarque des ombres ★★★ 1/2 Javier Cercas, traduit de l’espagnol par Aleksandar Grujicik, Actes Sud, Arles, 2018, 320 pages

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