Le Devoir

La dissolutio­n de l’identité canadienne préfigure un triste destin

- Marc-André Houle Candidat au doctorat en science politique et chargé de cours à l’Université du Québec à Montréal Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues ? Écrivez à rdutrisac@ledevoir.com.

En décembre 2015, le premier ministre Justin Trudeau déclarait dans une entrevue au New York Times Magazine que son pays était le premier État « postnation­al ». Il s’en expliquait ainsi : « Il n’y a pas d’identité fondamenta­le, pas de courant dominant, au Canada. Il y a des valeurs partagées — ouverture, compassion, la volonté de travailler fort, d’être là l’un pour l’autre, de chercher l’égalité et la justice. Ces qualités sont ce qui fait de nous le premier État postnation­al.» Si l’affirmatio­n a pu alors surprendre, elle aurait sans doute paru évidente aux yeux du philosophe canadien-anglais George Parkin Grant (1908-1988), dont les réflexions peuvent servir d’avertissem­ent en ce qui concerne le destin du Québec.

Grant est connu comme un nationalis­te conservate­ur avec la particular­ité, de plus en plus rare aujourd’hui, d’être un « red tory », c’est-à-dire un conservate­ur embrassant à la fois les valeurs du conservati­sme et l’interventi­onnisme d’État. Cette vision des choses est exposée dans son ouvrage qui, à ce jour, est peut-être le plus connu : Lament for a Nation, publié en 1965. Dans cet ouvrage, Grant y va d’une charge à fond de train contre les gouverneme­nts libéraux et conservate­urs des années 1940 et 1950 qui auraient, pour des raisons essentiell­ement économique­s et militaires, mis au rancart les fondements de l’identité de la société canadienne en évacuant tout nationalis­me de leur politique au profit d’un continenta­lisme nord-américain et d’une homogénéis­ation culturelle avec les États-Unis. […]

Adhérant à la conception dualiste des deux peuples fondateurs, Grant voyait le fait français comme la clef de voûte de la nation canadienne. Sauf que les

gouverneme­nts ont adopté une vision de l’unité canadienne faisant primer les droits individuel­s sur les droits collectifs. La suite des choses va confirmer le constat que Grant posait en 1965. D’une part, le Canada va poursuivre dans les décennies qui suivent son intégratio­n économique et culturelle avec les États-Unis. Mais surtout, à la faveur de l’entreprise de constructi­on nationale mise en oeuvre par le Parti libéral de Pierre Elliott Trudeau, le Canada va définitive­ment tourner le dos à son identité traditionn­elle, du moins au sens où l’entendait Grant. Cette entreprise de constructi­on nationale, que le politologu­e Kenneth McRoberts appelle « la nouvelle orthodoxie canadienne », rompt avec la vision dualiste du Canada et repose sur trois nouveaux piliers: la Loi sur les langues officielle­s de 1969, la Politique du multicultu­ralisme de 1971 ainsi que l’adoption de la Charte des droits et libertés de 1982 et son enchâsseme­nt dans la Constituti­on qui vient donner une valeur immuable à la vision trudeauist­e du Canada.

50 ans plus tard

Plus de cinquante ans après la publicatio­n de Lament for a Nation, le Canada est peut-être le premier État postnation­al dans l’esprit de Justin Trudeau, mais c’est aussi, par là même, un État à l’identité incertaine. Certes, les Canadiens peuvent s’identifier à un certain nombre de symboles nationaux qui sont abondammen­t utilisés par le gouverneme­nt fédéral afin d’assurer l’« unité nationale » : le drapeau et la feuille d’érable, l’hymne national, le hockey et maintenant… la poutine. On notera en passant que la plupart de ces symboles sont d’origine canadienne­française. Mais ces symboles forment un bien mince vernis sur l’identité canadienne, dont la substance est profondéme­nt minée par des politiques autrement plus concrètes, qui oeuvrent activement à la dissolutio­n du Canada dans les États-Unis. […]

George Grant exprimait une certaine sympathie pour le nationalis­me canadien-français tel qu’il se manifestai­t au Québec dans les années 1960 et y voyait une possible bouée de sauvetage pour le Canada: «Le nationalis­me canadien-français constitue une ultime résistance. Au moins, les Français canadiens, sur ce continent, disparaîtr­ont de l’histoire autrement qu’avec le sourire suffisant et les pleurniche­ries de leurs compatriot­es de langue anglaise — leurs drapeaux claquant au vent et même avec quelques coups de fusil. » Or, la confiance affichée par Grant dans le nationalis­me des Québécois semble de moins en moins fondée et en ce sens, sa pensée a le mérite de nous faire comprendre que la dissolutio­n de l’identité canadienne à la faveur d’une intégratio­n culturelle et économique aux États-Unis et d’un légalisme abstrait préfigure un triste destin pour le Québec.

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