Les universités peinent à faire leurs devoirs
La récolte des données varie d’un établissement à l’autre et la transparence fait parfois défaut
La loi obligeant les établissements postsecondaires à se munir en janvier d’une politique pour contrer les violences sexuelles arrive à point, estiment des experts. Près d’un an après l’adoption du projet de loi 151, les universités québécoises peinent encore à comptabiliser les plaintes de façon claire et uniforme.
« Il y a une grande disparité dans le processus de récolte de données sur le sujet, dans la façon de documenter la problématique et même dans la terminologie utilisée. Il y a un réel besoin d’uniformiser le tout », note la professeure de sexologie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) Manon Bergeron, à la vue des données compilées par Le Devoir sur le nombre de plaintes enregistrées ces deux dernières années.
Adoptée en décembre dernier, dans
la foulée du mouvement #MoiAussi, la loi 151 oblige les établissements d’enseignement supérieur à adopter un code de conduite ainsi qu’un processus de plainte, d’intervention et de sanction pour combattre les violences sexuelles. Ils ont jusqu’au 1er janvier pour transmettre leur politique au gouvernement, et jusqu’au 1er septembre 2019 pour l’appliquer. D’ici là, du chemin reste à faire.
Les chiffres obtenus par Le Devoir diffèrent tellement d’une université à l’autre qu’il est difficile d’en faire la comparaison. Si certaines — comme l’UQAM ou l’École de technologie supérieure — comptabilisent séparément les plaintes et les signalements, d’autres calculent uniquement les plaintes formelles. C’est le cas des Universités du Québec à Chicoutimi, à Rimouski, à Trois-Rivières et en Abitibi-Témiscamingue.
De son côté, l’Université de Sherbrooke compile le nombre de demandes et non le nombre de plaintes. Ainsi, 38 demandes ont été traitées en lien avec du harcèlement sexuel l’année dernière. Un chiffre qui englobe autant les demandes d’informations ou de conseils que les signalements et les plaintes.
À l’Université Concordia, on considère plutôt les infractions au code de conduite. Pour 2017-2018, 23 cas de harcèlement sexuel et 16 cas d’allégations d’agression sexuelle ont été traités, indique l’établissement, précisant que «le nombre d’individus portant plainte est plus bas que le nombre d’infractions puisque, dans la plupart des cas, les individus rapportent plus d’une infraction lors du dépôt d’une plainte. »
Terminologie
« Certains établissements ne font même pas la différence entre harcèlement psychologique et harcèlement sexuel. Ils appliquent de façon standard la Loi sur les normes du travail, qui ne fait pas non plus cette distinction », fait remarquer Rachel Chagnon, directrice de l’Institut de recherches
Certains établissements ne font même pas la différence entre harcèlement psychologique et » harcèlement sexuel
RACHEL CHAGNON
et d’études féministes de l’UQAM.
L’Université Laval, par exemple, a ouvert 241 dossiers l’année dernière, dont 231 étaient des signalements et 10 des plaintes. Mais parmi les plaintes, seulement une concernait du harcèlement sexuel. Il est impossible de connaître le détail des signalements.
Et c’est sans parler du temps requis pour récolter les données, les Universités du Québec en Outaouais et à Chicoutimi ayant transformé l’appel du Devoir en une demande d’accès à l’information qui leur donne 20 jours pour fournir les informations.
Des données absentes
« C’est étonnant de voir que certaines indiquent ne pas avoir de données à fournir. On est capable de donner le nombre de bourses octroyées chaque année, ou le nombre [d’actes] de plagiat. On devrait être capable de compter le nombre de plaintes aussi », s’offusque Manon Bergeron.
Elle fait référence à l’UQAM, qui compte diffuser les données 20172018 au printemps, et à l’Université de Montréal, dont les plus récents chiffres datent de 2016. « Ce n’est pas que nous avons arrêté de comptabiliser les données, c’est que nous avons manqué de ressources pour les compiler et les publier », précise l’Université de Montréal.
«Il y a des universités qui ne montrent aucun désir de transparence. Mais il y a aussi un enjeu de ressources. De plus petites universités avec moins de moyens — financiers et humains — ont du mal à tenir les comptes à jour », note Mme Chagnon.
D’après elle, certaines universités sont aussi plus sensibles au problème, dont l’Université Laval, qui a connu une vague d’agressions sexuelles sur son campus à l’automne 2016. « L’événement a été très médiatisé. Elle n’avait d’autre choix que de poser certains gestes pour rectifier la situation et elle a les moyens de le faire. »
Bureau indépendant
De son côté, l’agente de liaison du Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (RQCALACS), Marlihan Lopez, se dit préoccupée par la formation des comités de révision des plaintes.
Actuellement, la réception et le traitement des plaintes se font par le personnel de l’établissement ou des membres du corps professoral. « Il y a une apparence de conflit d’intérêts. C’est important que des personnes externes à l’établissement s’en chargent. Sinon, c’est difficile de s’assurer que les intérêts des victimes prennent le dessus », ajoute Mme Lopez.
C’est étonnant de voir que certaines [universités] » indiquent ne pas avoir de données à fournir
MANON BERGERON