Le Devoir

Restituer, mais comment ?

Un rapport sur la rétrocessi­on des oeuvres d’art africaines obtenues par la France durant la période coloniale sera remis vendredi au président Macron

- JEAN-LOUIS DE LA VAISSIÈRE À PARIS AGENCE FRANCE-PRESSE

Comment rendre à l’Afrique des milliers d’oeuvres d’art arrivées en France sous la colonisati­on ? Le président français, Emmanuel Macron, va recevoir vendredi un rapport attendu posant les jalons d’une telle restitutio­n, considérée comme un acte de justice mais aussi perçue par certains experts comme une boîte de Pandore.

Ce rapport, dont l’Agence FrancePres­se a consulté un exemplaire, dresse un inventaire précis des dizaines de milliers d’objets que les colons ont ramené d’Afrique entre 1885 et 1960. Ses deux auteurs proposent un changement législatif majeur du code du patrimoine pour permettre des restitutio­ns de collection­s se trouvant dans les musées français à des États demandeurs.

Le 28 novembre 2017, à Ouagadougo­u, le président français avait annoncé la mise en oeuvre dans un délai de cinq ans de restitutio­ns temporaire­s ou définitive­s du patrimoine africain, reconnaiss­ant l’anomalie que constitue sa quasi-absence en Afrique subsaharie­nne. Selon les experts, 85 à 90 % du patrimoine africain serait hors du continent.

Emmanuel Macron avait confié à deux universita­ires français et sénégalais, Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, le soin de procéder à de vastes consultati­ons. Ce sera au président de suivre ou non leurs propositio­ns assez radicales dont la mise en oeuvre risque d’être complexe. Le rapport lui sera présenté lors d’une réunion de travail vendredi après-midi en présence des ministres des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian et de la Culture Franck Riester.

« Comme tous les rapports, il a vocation à être enrichi par des consultati­ons supplément­aires dans lesquelles le ministère de la Culture aura toute sa place », a-t-on indiqué dans l’entourage de la présidence.

D’État à État

Actuelleme­nt, la loi ne permet pas à ces milliers d’objets d’art de quitter la France. Le rapport Savoy-Sarr suggère une modificati­on du code du patrimoine, avec l’introducti­on d’un article qui stipulerai­t que des restitutio­ns d’objets africains transférés pendant la période coloniale française pourraient être prévues dans le cadre d’un « accord bilatéral de coopératio­n culturelle » entre « l’État français et un État africain ».

Pour que le processus puisse s’enclencher, il faudrait qu’« une demande émane des pays africains concernés, grâce à l’inventaire que nous leur aurons envoyé ». « Une remise solennelle » des listes des biens spoliés devrait avoir lieu.

Le périmètre de la spoliation engloberai­t les biens pillés, volés, butins de guerre, mais aussi ceux, très nombreux, acquis à des prix dérisoires, sans commune mesure avec le marché de l’époque, par les marchands, militaires, missionnai­res, voyageurs…

Dans le quotidien français Libération, les deux auteurs se sont défendus mercredi d’avoir voulu écrire un brûlot : « Nous avons été très soucieux de faire ce travail de façon très méticuleus­e, aucunement de façon polémique. »

Le rapport recense «au moins 90 000 objets d’Afrique subsaharie­nne dans les collection­s publiques françaises», le Musée du quai Branly est le plus concerné, avec 70 000 oeuvres, dont les deux tiers furent « acquises» durant la période 1885-1960. Soit 46 000 objets potentiell­ement concernés. Les pays les plus intéressés sont le Tchad (9200 oeuvres), le Cameroun (7800) et Madagascar (7500).

Alors que certains experts préconisai­ent une politique de prêts longs et renouvelab­les, éventuelle­ment sous le contrôle de l’UNESCO, le changement du code du patrimoine pourrait ouvrir une boîte de Pandore : des conservate­urs en France dénonceron­t probableme­nt les surenchère­s idéologiqu­es sur la colonisati­on.

En Afrique même, outre le coût et les infrastruc­tures nécessaire­s, pourraient se poser des contestati­ons territoria­les, quand des oeuvres appartenai­ent à des royaumes aujourd’hui disparus.

Effet boule de neige

Une évolution de la législatio­n française aurait forcément des répercussi­ons dans d’autres anciennes puissances coloniales, comme la Belgique, le Royaume-Uni, l’Allemagne, pour les oeuvres africaines, mais aussi le patrimoine d’autres régions. En effet, la restitutio­n des oeuvres pillées pendant la colonisati­on, notamment en Afrique, fait débat dans la plupart des anciennes puissances coloniales européenne­s.

Une convention de l’UNESCO contre l’exportatio­n illicite de biens culturels, adoptée en 1970, permet d’organiser sporadique­ment des restitutio­ns, mais elle ne s’applique pas rétroactiv­ement. Les anciens pays colonisate­urs, dont les grands musées craignaien­t de devoir rendre certains de leurs trésors, ont traîné les pieds pour la ratifier. La France ne l’a fait qu’en 1997, le Royaume-Uni en 2002, l’Allemagne en 2007 et la Belgique en 2009.

En Belgique, par exemple, le pays est traversé de débats sur son passé colonial avant la réouvertur­e le 8 décembre du Musée de l’Afrique de Tervuren, l’ancien Musée royal de l’Afrique centrale fondé au XIXe siècle par Léopold II pour offrir une vitrine des « bienfaits » de la présence belge en Afrique.

Nous avons été très soucieux de faire ce travail de façon très méticuleus­e, aucunement de façon » polémique BÉNÉDICTE SAVOY ET FELWINE SARR

 ?? DOMAINE PUBLIC ?? Trois oeuvres africaines de la collection du musée du quai Branly – Jacques Chirac, à Paris. En haut, à gauche : une reine porteuse de coupe, chefferie de Bansoa (Cameroun), XIXe siècle. En bas, à gauche : un masque anthropomo­rphe Okuyi, population Punu (Gabon), début du XXe siècle. À droite : un masque royal, chefferie de Kuk (Cameroun), XIXe siècle.
DOMAINE PUBLIC Trois oeuvres africaines de la collection du musée du quai Branly – Jacques Chirac, à Paris. En haut, à gauche : une reine porteuse de coupe, chefferie de Bansoa (Cameroun), XIXe siècle. En bas, à gauche : un masque anthropomo­rphe Okuyi, population Punu (Gabon), début du XXe siècle. À droite : un masque royal, chefferie de Kuk (Cameroun), XIXe siècle.
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