Le Devoir

Les inégalités s’enlisent dans le fossé numérique

- GÉRARD BÉRUBÉ

La reprise économique n’a rien changé. Le creusement des inégalités s’est poursuivi, constate l’OCDE, la croissance des salaires ne suivant pas les gains de productivi­té. Ce découplage ne peut être dissocié de l’accélérati­on de la numérisati­on de l’économie depuis la crise de 2008. Et sans les nommer, les géants du numérique, par leur position dominante, viennent amplifier le déséquilib­re.

Laurence Boone, chef économiste de l’Organisati­on de coopératio­n et de développem­ent économique­s, résume: « Pour soutenir l’économie mondiale, il faut également prendre en compte les préoccupat­ions des individus concernant l’absence d’améliorati­on de leur salaire, de leur niveau de vie et des perspectiv­es qui s’offrent à eux. » Favoriser la concurrenc­e pour améliorer la dynamique des entreprise­s peut y contribuer, en renforçant le pouvoir de négociatio­n des travailleu­rs — avec notamment la syndicalis­ation venant faciliter la transmissi­on des gains de productivi­té aux salaires — et en permettant aux consommate­urs de bénéficier de prix plus bas, ajoute-t-elle. « Il est également crucial d’investir dans les compétence­s, afin de rehausser la productivi­té et les revenus et de réduire les inégalités entre travailleu­rs. »

Mais une fois ces gains de productivi­té obtenus, encore faut-il que les salariés en reçoivent aussi les retombées. Or l’économie numérique, dans sa forme actuelle, sous l’action monopolist­ique des géants du numérique que sont les Facebook, Amazon, Apple, Netflix et Google de ce monde, est tout sauf redistribu­tive. «Tandis que la transforma­tion numérique gagne du terrain, le fossé continue de se creuser entre les emplois hautement qualifiés peu répétitifs et les emplois peu qualifiés très répétitifs, ce qui risque d’accentuer encore les inégalités […] Un renforceme­nt de la concurrenc­e sur les marchés de produits entraînera­it non seulement une plus large diffusion des nouvelles technologi­es et, partant, une accélérati­on de la croissance de la productivi­té, mais contribuer­ait en outre à transmettr­e aux salaires les gains réalisés en matière de production et d’efficience», peut-on lire dans un communiqué de l’OCDE accompagna­nt le rapport Perspectiv­es économique­s publié mercredi.

L’Organisati­on ne nomme pas les géants du numérique. Son secrétaire général, Angel Gurría, y fait toutefois allusion. Une partie de son discours a porté sur un chapitre du rapport consacré au découplage entre le revenu réel médian des travailleu­rs et les gains de productivi­té au cours des dernières décennies. Dans ce classement, le Canada fait piètre figure, occupant le sixième rang sur vingt-quatre. Si les États-Unis ou encore l’Irlande font pire, ces pays revendique­nt une forte progressio­n de leur productivi­té. Au Canada, malgré le faible gain à ce chapitre, la croissance du salaire réel médian a été plus chétive.

Pour M. Gurría, cette séparation s’explique par une diminution de la contributi­on du travail dans l’équation et par une augmentati­on des inégalités salariales, ces deux composante­s pouvant être liées à l’omnipotenc­e grandissan­te des entreprise­s « superstars ». Des multinatio­nales pour la plupart, qui échappent ainsi aux politiques nationales en matière de concurrenc­e. Lire, aussi, de taxation et d’encadremen­t réglementa­ire. Le déploiemen­t de ces entreprise­s exerçant une position dominante crée une concentrat­ion dans nombre d’industries gonflant les marges bénéficiai­res des leaders et favorisant une stagnation des salaires réels médians. Bref, le dividende numérique est dispersé entre peu de parties prenantes.

Avec l’éclatement de la crise et la montée du populisme qui a suivi, l’intégratio­n du commerce et l’expansion des chaînes de valeur à l’échelle mondiale se voyaient attribuer la responsabi­lité du creusement des inégalités et de la polarisati­on de la classe moyenne. Le progrès technologi­que s’y ajoute, perçu comme étant source de perturbati­on sur le marché du travail et d’accentuati­on du clivage entre les emplois qualifiés bien rémunérés et ceux peu qualifiés, répétitifs et faiblement rémunérés.

Pour reprendre une caricature de 2016 de la Banque mondiale parlant des effets de la technologi­e sur la productivi­té mondiale, le fossé numérique ne se comble pas en démocratis­ant l’accès aux téléphones mobiles.

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RICK T. WILKING GETTY IMAGES AGENCE FRANCEPRES­SE « Le fossé continue de se creuser entre les emplois hautement qualifiés peu répétitifs et les emplois peu qualifiés très répétitifs, ce qui risque d’accentuer encore les inégalités », souligne l’OCDE.

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