Fiori chez Cormier, ou le pied à l’étrier
Le spectacle Serge Fiori, seul ensemble du Cirque Éloize en plein chantier musique
Àla fin, il y a eu quelques applaudissements sur le pilote automatique, et les remerciements d’usage, puis un beau moment de silence. Le temps infini de la réaction, à l’intérieur de chacun de nous. On venait d’écouter les versions réinventées de Vert, De la chambre au salon, Comme un fou, Chanson sans paroles, Duodadieu, chansons parmi celles qu’on entendra lors des 200 minutes du spectacle Serge Fiori, seul ensemble, présenté par le Cirque Éloize en 2019.
Stupéfaction est un faible mot. Émoi? Extase? Syndrome de Stendhal ? Quelque chose comme ça. Et puis une phrase m’est sortie du corps, bouffée d’air trop longtemps comprimée dans les poumons : ça a-tu besoin du cirque, finalement ?
Une belle rigolade s’ensuivit, mais le regard de Serge Fiori a croisé le nôtre, celui du collègue Jean-François Brassard et le mien, et ce qu’il y avait dans ses yeux dépassait le cadre du projet, et dépassait surtout le rire : « C’t’une crisse de bonne question. On en débat en ce moment… »
Je ne relate pas le moment parce que la question est venue de moi, mercredi après-midi au studio de Louis-Jean Cormier et ses amis musiciens, rue Dandurand. De toute évidence, nous l’avions tous et toutes en tête : gens des radios, des télés, des journaux, des plateformes numériques. C’est la réaction de Fiori qui importe ici. Le frétillement de la création dans tout son corps. La décharge électrique. C’est le fait que Serge Fiori, dans l’aventure de la reconstruction des arrangements autour de ses immortelles, a été contaminé par le virus de l’invention qui enfiévrait Louis-Jean Cormier (ils étaient tout littéralement malades mercredi, rhume, sinusite…). C’est le fait que Fiori a oublié tout ce qui le retenait, tout ce que le passé a de monumental et intouchable, tout ce que sa propre fragilité mentale l’empêche d’accomplir, et qu’il s’est remis au travail.
Comprenons-nous bien : c’est un premier pas. Quelques pistes de voix ajoutées, des guitares ça et là, mais surtout, des idées neuves un peu partout. Comme si deux architectes fous s’étaient rencontrés, ces champions de la modulation extrême et des signatures rythmiques pas évidentes, ces as des entrelacs d’harmonies, se sont poussés jusqu’à franchir le seuil de l’impossible. Par exemple : partir de l’instrumentation très aérée de titres des deux premiers albums d’Harmonium et les habiller comme si on avait en main des démos à enrichir. Blasphème ? Crime de lèse-chef-d’oeuvre ? Attendez d’entendre ça.
Cahier de charges et libertés
Il y a forcément un cahier de charges, les chansons ne doivent pas dépasser six, sept minutes, le temps moyen des numéros qu’elles inspireront aux extrapolateurs du Cirque Éloize, et une grande part du défi consistait à « réduire » les morceaux-fleuves d’Harmonium. Tâche improbable jusqu’à ce qu’on ouvre les pistes et qu’on y plonge : Louis-Jean n’ayant peur de rien, Serge a eu confiance et s’est enhardi. Tout était jouable, il s’agissait simplement de faire le saut.
Le Cirque Éloize, dans tout ça, devient moteur : une fois le véhicule embrayé, plus question de reculer. Mine de rien, c’est là le secret de l’affaire : Serge Fiori avait envie, après les spectacles décantés des Beau Dommage, Plamondon et cie, de voir ce que son répertoire enregistré deviendrait, transposé dans le monde du cirque. On en a profité pour le mettre à contribution : une fois Louis-Jean Cormier dans le portrait, c’était gagné. Fiori avait mis le pied à l’étrier. «L’autre pied est encore loin de suivre », relativise l’intéressé quand je le croise à la sortie, alors qu’il grille une cigarette. « Mais c’est vrai que là, j’ai ouvert la porte. » Et que tout redevient possible ? « Tout redevient possible. »
Première du spectacle Serge Fiori, seul ensemble en mars 2019