La théorie du sucre à la crème
Une dictature du bonheur choisi
Et voici le décor factice et rassurant de clochettes célestes, de rennes à moitié gorlots, de neige en bonbonnes et de Fées des étoiles peroxydées qui se remet en place avec son tourbillon de conventions et de maquillage qui craque. Si Noël a déjà été une étoile qui brille dans la nuit, il est plutôt devenu un projecteur de 1000 watts braqué sur nos vies pressurisées et dignes d’une page de catalogue IKEA, entre hygge et fatigue. Il est où, le bonheur ? Il est là. « Alors, je me chante mes plus belles notes et ça ira mieux demain », nous dit Christophe Maé dans sa célèbre chanson de quête du bonheur.
L’obligation de félicité en atmosphère contrôlée est un fardeau lourd à porter durant cette période de l’avent et du pendant, sauf lorsque les conditions idéales sont réunies ou que la vodka est gratuite. Et certains n’ont tout simplement pas le bonheur facile pour des raisons exogènes. Mais voilà, à l’obligation d’être heureux il faut aussi ajouter celle de demeurer positif, même si la vie ne fait pas de cadeaux. Sauf à Noël.
Dans le captivant et brillant essai — Happycratie — qu’elle a coécrit sur cette question névralgique avec le psychologue Edgar Cabanas, la sociologue israélienne Eva Illouz est catégorique : cette industrie du bonheur enrubanné et scintillant sert des marchands qui prétendent agir pour notre bien, mais qui servent une idéologie néolibérale misant davantage sur l’individu que sur l’État-providence.
L’injonction au bonheur, depuis l’arrivée de la psychologie positive au début de ce siècle, a créé une science avec ses laboratoires, ses fondations, son école de pensée, sa littérature, ses disciples, son positivisme appliqué comme de la laque sur à peu près tout et qui a forcément percolé dans les médias et la culture populaire. Si vous voulez du sucre à la crème, vous vous en faites, et pour le bonheur, votre job, votre sommeil ou votre apparence physique, c’est kif-kif. Foin des circonstances économiques, de la santé, du climat social ou politique, de la cata qui vous tombe dessus à l’improviste. Le bonheur est un choix, insinuent ces apôtres de l’individualisme. Et comme le stipule cette doctrine endossée par les coachs de tout acabit, de la sexualité tantrique aux régimes céto-palléo-hypo, la beauté est dans l’oeil de celui qui regarde. Suffit d’orienter la longue-vue au bon endroit et de ne pas être aveugle.
Vous êtes res-pon-sa-bles
Le bonheur a même son indice (indicedubonheur.com) sondé par la firme Léger ici même au Québec. Nous étions collectivement à 73,3 % il y a deux jours. Il a aussi son « PIB », le BNB, « bonheur national brut », qui lui assure un rang, une posture socialement acceptable et, par conséquent, une unité de mesure qui donne des apparences scientifiques à l’exercice et permet la comparaison. Si les Canadiens sont les septièmes derrière les pays scandinaves, à quoi bon se plaindre ? Des économistes du bonheur se sont associés aux psys positivistes pour nous en mettre plein l’horizon.
En entrevue au Musée des beaux-arts avant de participer à un colloque Le Monde festival (conjointement avec Le Devoir), en octobre dernier, Eva Illouz insistait sur le fait qu’on se sent désormais mal… de se sentir mal. On ajoute le désarroi au trouble moral en responsabilisant l’individu dans la manière de métaboliser ses difficultés.
Personnellement, lorsqu’on me sert la phrase pop-philo « On n’a que les épreuves que l’on peut traverser », sorte d’adaptation de la pensée nietzschéenne « Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort », je fais une poussée d’urticaire purulente. Comme si tous les mal pris de la Terre, les affamés, les exilés et autres corps et coeurs brisés étaient destinés à subir un quelconque châtiment des dieux pour démontrer leur résilience et acheter leur salut avec le sourire béat de cathos refoulés devant une crèche.
«Il y a un interdit moral d’être déprimé. Ce qu’on nous dit, c’est qu’on n’a que ce que l’on mérite », soutient la sociologue, qui enseigne à l’Université de Princeton cette année. « Au XIXe siècle, c’était l’idée du self made man qui venait avec une morale, l’honnêteté, le dur labeur. Mais avec la psychologie positive, on transpose un idéal psychique : ne pas avoir de pensées noires, regarder le futur avec optimisme, se souvenir de choses positives. Cela nie tout ce que l’être humain ne choisit pas. Cela efface l’idée même de société. »
Selon elle, ces psys de la modernité font un travail de recyclage en rendant des ordures acceptables et fonctionnelles. Les auteurs d’Happycratie constatent que ce travail se fait en dépit du déclin continu de la qualité de vie et de l’aggravation des inégalités.
Une question d’intensité
Collectivement, notre idée du bonheur a évolué largement depuis l’époque de sacrifice qui a précédé les trente glorieuses. Nous sommes tenus de nous réaliser, d’exulter dans une certaine forme d’intensité qui se mesure physiquement: rythme cardiaque, pression sanguine, niveau de sérotonine, nombre d’émoticons riant aux larmes sur nos réseaux sociaux.
Le milieu du travail a lui aussi hérité de cette approche taillée sur mesure pour magnifier le rendement et la productivité. On allait convaincre les travailleurs qu’ils sont heureux comme des vendeurs « associés » de Walmart cinq minutes avant l’ouverture des portes. « Ils permettent de déplacer sur les épaules des salariés les fardeaux de l’incertitude liée au fonctionnement du marché », peut-on lire dans Happycratie, qui a été écrit bien avant la crise des gilets jaunes en France.
Nous devons adhérer plus ou moins consciemment à cette réussite intérieure qui se mesure au même titre que les symboles matériels, succès, luxe ou femme trophée.
Cette idéologie pernicieuse a fait de certaines personnes des « happycondriaques » recherchant frénétiquement un bonheur qui leur échappe parfois avec l’entêtement d’un savon parfumé à l’eau de rose. Ces recettes de bonheur contribuent elles-mêmes à « générer et à nourrir l’insatisfaction à laquelle elle promet de remédier ».
Chose certaine, le sucre à la crème, on peut s’en faire beaucoup et souvent, mais à la longue, ça finit par tomber sur le coeur.
Qu’est-ce que je serais heureux » si j’étais heureux WOODY ALLEN
La publicité est fondée sur une chose, et une seule : le bonheur. […] Mais qu’est-ce que le bonheur ? Le bonheur, c’est ce moment qui précède » celui où vous aurez besoin de plus de bonheur encore.
DON DRAPER, MAD MEN