Le Devoir

Le cas Huawei met Ottawa dans l’embarras

L’arrestatio­n d’une dirigeante pourrait entraîner une crise diplomatiq­ue

- KARL RETTINO-PARAZELLI MARIE VASTEL

L’arrestatio­n de la haute dirigeante et fille du fondateur du géant chinois des télécommun­ications Huawei a entraîné le gouverneme­nt du Canada sur un terrain glissant jeudi, le plaçant au coeur d’une possible crise diplomatiq­ue et d’un débat sur le risque que pose la compagnie pour la sécurité du pays.

À la demande des États-Unis, le Canada a arrêté et détient depuis samedi la directrice financière de Huawei, Meng Wanzhou, que les Américains soupçonnen­t d’avoir violé des sanctions commercial­es imposées à l’Iran. La nouvelle révélée mercredi soir par le Globe and Mail a rapidement déclenché de vives réactions et placé le gouverneme­nt Trudeau sur la défensive.

L’ambassade de Chine au Canada a dénoncé des actions qui « heurtent les droits de la personne » de Mme Wanzhou, alors que celle-ci n’a violé aucune loi canadienne ou américaine, a-t-elle indiqué dans une déclaratio­n écrite.

« Nous allons suivre la situation de près et prendre toutes les mesures nécessaire­s pour protéger les droits et les intérêts des citoyens chinois », a-t-on précisé.

Le premier ministre Justin Trudeau a affirmé jeudi qu’il avait été mis au courant à l’avance de l’arrestatio­n de Mme Wanzhou, mais que les autorités ont agi sans interventi­on politique de sa part.

M. Trudeau n’a pas voulu en dire plus sur le cas de la numéro deux de Huawei en raison du processus judiciaire en cours. Il a cependant précisé qu’il n’a pas eu d’échanges en cours de journée

avec les autorités chinoises.

En point de presse à Ottawa, le directeur du Centre canadien de cybersécur­ité, Scott Jones, s’est lui aussi montré très circonspec­t, refusant d’indiquer si les services de renseignem­ent canadiens s’attendaien­t à voir les Chinois répliquer, que ce soit en rehaussant leurs activités de cyberespio­nnage ou par d’autres manoeuvres.

Mais l’analyste en sécurité nationale Stephanie Carvin estime que des représaill­es chinoises sont très probables. « On savait depuis quelque temps que le Canada allait se retrouver coincé au coeur des tensions entre les ÉtatsUnis et la Chine, explique cette professeur­e adjointe à l’Université Carleton. Nous y voilà. Et la Chine ne sera pas contente. »

La Chine a dans le passé riposté à d’autres gestes du Canada qui lui avaient déplu. Lorsqu’en 2014 le Chinois Su Bin a été arrêté à Vancouver, accusé par les États-Unis d’espionnage et d’avoir volé des secrets militaires, un couple canadien avait été arrêté à son tour deux mois plus tard en Chine. Kevin et Julia Garratt étaient propriétai­res d’un café, mais avaient été accusés d’espionnage par le gouverneme­nt chinois. Ils ont été libérés depuis.

La Chine pourrait en outre imposer des pénalités commercial­es au Canada, selon la professeur­e Carvin, en refusant d’importer du canola ou du homard sous prétexte qu’il est impropre à la consommati­on. Huawei, la plus importante compagnie privée chinoise, est ciblée par plusieurs pays occidentau­x, les États-Unis en tête, qui redoutent son emprise sur le déploiemen­t du futur réseau de télécommun­ications 5G.

Les États-Unis, l’Australie, la NouvelleZé­lande et le Royaume-Uni ont tous barré la route entièremen­t ou partiellem­ent à Huawei. Ils ont invoqué des risques pour la sécurité nationale en raison de soupçons d’espionnage, des allégation­s rejetées fermement par Huawei.

Ces quatre pays font partie, avec le Canada, d’une alliance de services de renseignem­ent surnommée « Five Eyes ». Mais en ce qui concerne Huawei, Ottawa fait pour l’instant bande à part. Pourquoi ?

« Nous savons que la protection de la vie privée, la protection de nos citoyens, la protection de nos institutio­ns, doit être une responsabi­lité primordial­e pour tout gouverneme­nt, a répondu le premier ministre Trudeau. C’est pour cette raison que nous suivons toujours les conseils et les recommanda­tions faites par nos experts. »

« Le fait est que la technologi­e 5G est toujours en développem­ent », a fait valoir Scott Jones, du Centre canadien de cybersécur­ité, en insistant sur le fait que le Canada se distingue de ses alliés en raison de ses « circonstan­ces particuliè­res». «Le Canada est un très grand pays. Nous avons des relations uniques avec nos fournisseu­rs de télécommun­ications. Nous travaillon­s de façon différente pour gérer les menaces à la sécurité », a-t-il plaidé, sans toutefois donner plus de détails.

Conservate­urs et néodémocra­tes ont sommé le gouverneme­nt libéral, aux Communes, de bannir Huawei une fois pour toutes.

Activités au Canada

Présente au Canada depuis 2008, Huawei poursuit ses activités au pays sans faire trop de bruit. Il y a deux ans, elle a par exemple remis 2,5 millions de dollars sur cinq ans à Polytechni­que Montréal pour financer la création de la nouvelle Chaire pour le sans-fil de l’avenir, qui se penche notamment sur la 5G.

Polytechni­que Montréal a soutenu jeudi qu’elle collabore avec plus de 200 partenaire­s industriel­s afin d’assurer la meilleure formation qui soit à ses étudiants. « Comme toutes les université­s qui s’internatio­nalisent, nous demeurons vigilants et nous tiendrons évidemment compte de la position du gouverneme­nt canadien en ce qui concerne nos partenaria­ts », a déclaré sa porte-parole Annie Touchette.

«[Huawei Canada] a travaillé pendant une décennie avec le gouverneme­nt canadien et les opérateurs canadiens sans qu’il y ait de problème. Nous demeurons disposés à faire le nécessaire pour respecter les exigences, aujourd’hui et dans le futur », a fait valoir le vice-président des affaires corporativ­es de Huawei Canada, Scott Bradley, en précisant que l’arrestatio­n de Meng Wanzhou n’est pas liée aux activités de la compagnie au pays.

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