Une maind’oeuvre vulnérable
Pénurie oblige, François Legault veut faire venir davantage de travailleurs temporaires étrangers. Certains s’inquiètent des risques d’abus auxquels ils sont exposés.
Les travailleurs temporaires étaient surtout employés dans les fermes et les maisons privées, ils le sont maintenant dans les restaurants, les hôtels et même dans les usines
Alors que le gouvernement mise sur les travailleurs étrangers temporaires (TET) pour contrer la pénurie de maind’oeuvre, des voix sonnent l’alarme sur les abus auxquels ils sont exposés et l’absence de services à leur disposition.
Ces dernières semaines, les représentants de six organismes ont signalé au Devoir des cas d’abus ou de négligence d’employeurs à l’endroit de travailleurs temporaires venus de Colombie, du Guatemala, des Philippines ou encore du Maghreb.
Cet automne, Marc (nom fictif ), un intervenant en immigration en région, a tenté d’aider un travailleur d’origine africaine qui s’est retrouvé sans rien après avoir été congédié par un employeur local. L’homme avait été recruté comme chauffeur de camion, mais à son arrivée, on l’a affecté à d’autres tâches dehors. On lui faisait aussi nettoyer la grange du propriétaire. Lorsqu’il s’est plaint, le patron l’a invité à prendre des congés. « Ils l’ont laissé sans nouvelles à l’autre bout du monde. Il a capoté. Il n’avait pas de billet d’avion pour le retour. »
Dans une autre entreprise de la RiveSud, un employé québécois qui a requis l’anonymat a confié au Devoir que ses collègues latino-américains s’étaient retrouvés sans nourriture quand leur patron est parti en vacances. Sans connaissance du français et sans moyen de transport, le groupe de travailleurs temporaires dépendait de lui pour aller faire l’épicerie. « Il les a oubliés. Ils ont passé trois jours à attendre », a-t-il raconté.
Marc et plusieurs autres intervenants n’ont pas voulu être nommés de peur de s’aliéner les dirigeants d’entreprise de leur région avec lesquels ils collaborent régulièrement. En milieu rural surtout, il est courant que les organismes offrent à la fois des services aux immigrants et aux entreprises, ce qui les place souvent entre l’arbre et l’écorce.
Jean-Claude Gélinas, du Service d’orientation et d’intégration des immigrants au travail (SOIT), à Québec, est l’un des rares à avoir accepté d’en parler ouvertement. « Il m’est arrivé deux cas où les gens venaient d’arriver et l’employeur a dit : “Je vous congédie, partez chez vous.” Les gens avaient vendu leur maison, étaient arrivés avec leur famille […] Ils se sont présentés chez nous en panique », raconte-t-il.
Même s’il leur arrive de les aider, les organismes en immigration ne sont pas censés le faire, théoriquement, parce que cela ne fait pas partie de leur mandat (les travailleurs temporaires ne sont pas considérés comme des immigrants). En fait, ces travailleurs ne sont suivis par personne d’autre que leurs employeurs et, dans certains cas, l’agence qui les a recrutés.
« On n’a pas de suivi concernant les travailleurs temporaires, poursuit le directeur du SOIT. Ces gens-là n’ont droit à aucun service. »
Auparavant, le programme des travailleurs temporaires touchait surtout les travailleurs agricoles ou les aides domestiques. Mais avec la pénurie de main-d’oeuvre, la formule se généralise, dans tous les secteurs de l’économie.
« Depuis le mois de mars, on n’a pas vraiment eu de répit », explique Fernando Borja, directeur de FERME, un organisme spécialisé dans le recrutement de travailleurs agricoles qui a vu son mandat s’étendre à tous les domaines.
« On avait les usines de transformation alimentaire, les entreprises paysagistes, et maintenant, on a les manufactures, des fabricants de plancher, l’hôtellerie, la restauration. »
Le phénomène touche particulièrement la grande région de Québec et Chaudière-Appalaches, où le taux de chômage est le plus bas, dit-il.
Cette semaine, le ministre de l’Immigration, Simon Jolin-Barette, a estimé à 40 000 le nombre de travailleurs temporaires au Québec. À l’heure actuelle, les gouvernements n’ont pas de statistiques suffisamment récentes pour mesurer la hausse des dix-huit derniers mois, mais sur le terrain, tous l’ont remarquée.
Pour avoir accès aux TET, les patrons doivent faire une étude montrant qu’ils ne peuvent pas trouver de travailleurs locaux et qu’ils ne privent pas les chômeurs canadiens d’occasions d’emploi. Dans le jargon, on appelle cela une « étude d’impact sur le marché du travail » (EIMT).
La plupart paient par la suite des agences ou des consultants en immigration qui recrutent à l’étranger et font venir les employés. Or la facture est élevée et les démarches sont parfois compliquées. Tant et si bien que, dans certains cas, « l’employeur considère que l’employé, c’est sa chose », déplore Marc.
« Le problème avec les TET, c’est que ce sont des contrats fermés, ça donne beaucoup de pouvoir à l’employeur », résume Germain Beaudry, conseiller aux entreprises dans une société d’aide au développement de la collectivité (SADC), un organisme d’aide aux entreprises de la région de l’Amiante. « Il n’y a pas de normes, déplore-t-il. On se retrouve avec des situations déplorables parce qu’il y a un manque d’information des deux côtés. »
Beaucoup montrent aussi du doigt les agences. Pour le même type de travailleur, les agences facturent parfois 5000 $, parfois 18 000 $, poursuit M. Beaudry. « Il y a des agences qui en profitent, aussi », dit-il. Plusieurs intervenants interrogés par Le Devoir leur reprochent en outre de ne pas bien informer les travailleurs de leurs droits et de ne pas traduire les contrats de travail dans leur langue, par exemple.
Le Conseil canadien pour les réfugiés réclame la création d’un registre public de ces agences et que ces dernières soient tenues d’avoir un permis. Lors de la réforme des normes du travail, l’an dernier, le gouvernement du Québec l’a écrit dans la Loi. Mais il faut que
Le problème avec les TET, c’est que ce sont des contrats fermés, ça donne beaucoup » de pouvoir à l’employeur GERMAIN BEAUDRY
le gouvernement adopte un règlement pour qu’elle s’applique.
Une priorité gouvernementale
Dans son discours d’ouverture de la session parlementaire, le premier ministre François Legault a dit qu’il comptait « accélérer la venue de travailleurs étrangers » avec l’aide d’Ottawa. Mardi, le ministre Jolin-Barette a précisé que les travailleurs temporaires pourraient ensuite devenir des résidents permanents.
En théorie, c’est possible par le biais du Programme de l’expérience québécoise, créé l’an dernier. Or bien des travailleurs temporaires en ignorent même l’existence. De plus, il faut avoir acquis un niveau intermédiaire en français, ce qui est loin d’être le cas de tous.
D’emblée, certains employeurs ne tiennent pas à ce que leurs travailleurs suivent des cours de français, signale une intervenante de la Rive-Sud de Québec qui a cherché sans succès à offrir des activités à un groupe de travailleurs guatémaltèques. « J’ai contacté l’employeur deux fois pour les rencontrer. Juste pour faire de l’animation. On me dit que ce n’est pas possible. Qu’on ne peut pas les libérer. Il les fait travailler toute la fin de semaine. On ne peut jamais les rencontrer. »
Pour redresser la situation, il faudrait d’abord que les contrats d’embauche ne les attachent pas à un seul employeur, plaident de nombreux intervenants. Or ces contrats sont régis par Ottawa. Ils réclament aussi que ces travailleurs puissent être soutenus et suivis par des organismes locaux.
« Il faut que le gouvernement recense les organismes qui sont capables d’intervenir s’il y a des abus, parce que toutes les régions ont intérêt à ce que ces gens-là soient bien traités », plaide M. Beaudry. « Ça se parle vite, aujourd’hui. Avec Internet, tu peux brûler un territoire. »