Le Devoir

Philanthro­piques, mais pas toujours éthiques

De grandes fondations qui subvention­nent la recherche scientifiq­ue profitent aussi des paradis fiscaux

- PAULINE GRAVEL

Plusieurs des grandes fondations philanthro­piques privées du monde qui subvention­nent la recherche scientifiq­ue font fructifier leurs avoirs dans des paradis fiscaux, révèle une enquête menée par la revue Science.

Aussi contradict­oire que cela puisse paraître, ces fondations investisse­nt parfois même dans des compagnies qui contribuen­t aux problèmes qu’elles désirent résoudre en octroyant des subvention­s de recherche.

Le journalist­e Charles Piller, du départemen­t des nouvelles de la revue Science, a fait cette découverte en consultant les déclaratio­ns de revenus et les états financiers rendus publics par les fondations, ainsi que 13,4 millions de documents confidenti­els ayant fait l’objet de fuites (dans les Paradise Papers) et qui ont été partagés par le Consortium internatio­nal des journalist­es d’investigat­ion (CIJI).

M. Piller donne en exemple Wellcome Trust, une des fondations philanthro­piques privées les plus riches du monde, qui a notamment financé une longue étude menée par chercheurs des université­s de Hong Kong et de Birmingham ayant démontré que les résidents âgés de Hong Kong qui étaient exposés à des niveaux élevés de smog, particuliè­rement aux minuscules particules de suie générées par la combustion de carburants fossiles, étaient plus susceptibl­es de mourir d’un cancer que les personnes respirant un air pur.

Or, peu avant la publicatio­n de cette étude dans la revue Cancer Epidemiolo­gy, Biomarkers & Prevention, en 2016, Wellcome est devenu actionnair­e de Varo Energy, une compagnie basée en Suisse qui vend principale­ment du diesel à moteurs de navires, un résidu sulfureux et bon marché du raffinage du pétrole qui génère une importante pollution en particules de suie.

« Les chercheurs ont estimé que les particules présentes dans la fumée sortant des cheminées de bateau contribuen­t au décès prématuré de 250 000 personnes annuelleme­nt », souligne le journalist­e Piller, avant de préciser que Wellcome n’a pas investi directemen­t dans Varo Energy, mais plutôt dans un fonds de placement étranger, Carlyle Internatio­nal Energy Partners, basé aux îles Caïmans, lequel fonds détient une participat­ion dans Varo Energy.

En parfaite contradict­ion

À l’instar de maintes autres riches entreprise­s, les fondations philanthro­piques se tournent donc couramment vers des paradis fiscaux dans le but de maximiser les rendements de leurs investisse­ments, puisque notamment elles y paieront beaucoup moins d’impôts que dans leur pays d’origine, voire pas du tout, et parce que les réglemen-

tations y sont plus souples et leur permettent d’économiser d’importants frais d’administra­tion.

« Bien que les investisse­ments dans les paradis fiscaux puissent être légaux, ils sont controvers­és, en partie parce que les activités de ces fonds sont toujours tenues secrètes », fait remarquer Piller avant d’ajouter que « ce type d’investisse­ments diminue, voire nie les nobles missions sociales, éducatives et de soutien à la recherche affichées par ces fondations qui subvention­nent la science ».

Cette façon de faire fructifier leur capital est même parfois en parfaite contradict­ion avec leur mission philanthro­pique,

comme l’illustre l’exemple de Wellcome, qui subvention­ne nombre d’études en sciences de l’environnem­ent dans le cadre de son engagement à rendre « les villes plus saines et environnem­entalement durables », comme elle le souligne sur son site officiel, et ce, alors qu’une partie des 1,2 milliard de dollars que la fondation a donnés annuelleme­nt à des chercheurs ces dernières années provenait d’investisse­ments dans des compagnies qui participen­t aux problèmes mêmes que sa mission philanthro­pique vise à résoudre.

Plusieurs voix s’élèvent pour critiquer cette pratique. L’une d’elles souligne le fait qu’en investissa­nt dans les paradis fiscaux, ces fondations qui bénéficien­t d’une réputation exceptionn­elle de par leur mission sociale contribuen­t à légitimer des tactiques financière­s qui sont utilisées pour contourner ou enfreindre la loi par des investisse­urs soucieux d’éviter de payer des impôts, ou par des criminels cherchant à cacher des profits gagnés illégaleme­nt.

Une autre voix fait valoir que de telles pratiques privent les gouverneme­nts de revenus qui pourraient être consacrés à « des services publics et qu’elles transfèren­t le fardeau fiscal des compagnies et des plus riches vers la classe moyenne ».

Pour le bien commun ?

Par le passé, de nombreuses organisati­ons philanthro­piques voyaient ces moyens d’échapper à l’impôt comme honteux. Plus maintenant. Aux ÉtatsUnis, la plupart des « fondations considèren­t que minimiser les impôts qu’elles doivent payer est une nécessité » pour respecter « leur obligation d’enrichir leur fonds de dotation ».

« Ces fondations ne doivent-elles pas être plus que des compagnies d’investisse­ments privées qui utilisent leurs surplus pour le bien commun ? » s’insurge Dana Bezerra, une avocate new-yorkaise spécialisé­e dans l’investisse­ment éthique, dans la revue Science.

« La logique des gestionnai­res de ces fondations est purement économique et ne vise qu’à maximiser les profits. Ils vont là — notamment dans les paradis fiscaux — où les intérêts générés sont plus élevés, et que les impôts et les frais administra­tifs, plus bas qu’ailleurs. […] Ils ont une mentalité d’optimisati­on qui ne tient pas compte de ce que veut dire la philanthro­pie éthique. Dans cet article, on découvre qu’être philanthro­pe n’est pas synonyme d’éthique et que les fondations qui se disent philanthro­pes contredise­nt ainsi leur finalité », fait remarquer Yves Gingras.

Ce sociologue des sciences à l’UQAM rappelle que les fondations philanthro­piques ont déjà des avantages fiscaux au Québec et ailleurs, et qu’elles « subvention­nent des recherches scientifiq­ues avec de l’argent qu’elles ont gagné en ne payant pas de taxes et en allant faire fructifier leurs avoirs dans des paradis fiscaux, ce qui veut donc dire que les contribuab­les ont payé une partie de leur soi-disant philanthro­pie ».

Il souligne également que compte tenu du déclin des investisse­ments gouverneme­ntaux en recherche, les chercheurs dépendent de plus en plus de ces fondations.

« Les chercheurs doivent courir pour trouver de l’argent, et pour en avoir, ils ferment les yeux sur beaucoup de choses. Leur éthique devient de plus en plus élastique à mesure qu’ils ont plus de difficulté à obtenir des subvention­s », dit-il.

 ?? ALASTAIR GRANT ASSOCIATED PRESS ?? Une employée de la fondation Wellcome Trust se tient devant l’image d’une vue en coupe d’un cerveau à l’exposition « Brains — The Mind as Matter », tenue à Londres en mars 2012.
ALASTAIR GRANT ASSOCIATED PRESS Une employée de la fondation Wellcome Trust se tient devant l’image d’une vue en coupe d’un cerveau à l’exposition « Brains — The Mind as Matter », tenue à Londres en mars 2012.

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