Le Devoir

Prochaine étape, l’expulsion

Même s’ils disent avoir été floués par une agence de placement, des travailleu­rs temporaire­s étrangers ont été déchus de leurs droits

- LISA-MARIE GERVAIS

Des travailleu­rs temporaire­s guatémaltè­ques se disant victimes de fraude qui contestaie­nt leur expulsion devant la Cour fédérale ont perdu leur cause. Ayant pratiqueme­nt épuisé tous leurs recours, les quinze travailleu­rs agricoles, qui sont pour la plupart au pays depuis plus de deux ans, font désormais face à l’expulsion. « On a été des esclaves modernes pour le Canada », laisse tomber Juan Godoy au téléphone, la voix brisée.

Avec ses compatriot­es, M. Godoy était venu au Québec en 2016 pour travailler dans une entreprise spécialisé­e dans la volaille à travers le programme fédéral des travailleu­rs étrangers temporaire­s. Estimant qu’ils n’y étaient pas bien traités, ces Guatémaltè­ques ont fini par quitter cette ferme, encouragés par l’homme d’affaires Esvin Cordon, qui leur offrait de meilleures conditions de travail au sein de son agence de placement Les Progrès inc. à Victoriavi­lle.

Or, ce faisant, les travailleu­rs ignoraient qu’ils se plaçaient dans l’illégalité, puisque leur visa délivré par le gouverneme­nt fédéral les liait à leur premier employeur.

En plus de n’avoir jamais vu la couleur du permis de travail promis par M. Cordon et pour lequel ils auraient payé environ 4500$ — la demande n’aurait même jamais été faite —, ils ont fini par être arrêtés en octobre 2016, dans une opération surprise de l’Agence des services frontalier­s du Canada (ASFC). C’est cette arrestatio­n qu’ils ont contestée devant la Cour fédérale, estimant que leurs droits avaient été bafoués par des cafouillag­es et vices de procédure.

M. Cordon et son entreprise ont quant à eux fait l’objet d’une enquête. Aucune accusation n’a été portée jusqu’ici contre M. Cordon et son entreprise, et l’ASFC refuse de dire si son enquête est terminée.

Double frustratio­n

Juan Godoy n’attendra pas qu’on l’expulse et partira de lui-même au début janvier, ayant déjà acheté son billet d’avion. Sa femme et ses quatre enfants lui manquent et il estime n’avoir plus rien à faire dans un pays qui l’a trahi. « Tout ce qu’on a fait, c’est travailler fort pour montrer au gouverneme­nt qu’on est des personnes utiles, et on finit par nous fermer la porte comme si on était des criminels. »

Amer, il dit vivre une double frustratio­n. Celle d’avoir perdu deux ans de sa vie pour retourner à la case départ et, surtout, celle de voir que l’instigateu­r de tous ses malheurs, selon lui, continue d’être libre et de diriger son entreprise en toute impunité. « On s’est fait avoir, on nous a volé de l’argent et [l’ASFC] ne nous fait même pas la faveur d’au moins faire payer Esvin Cordon et lui dire de nous rembourser ce qu’il nous doit. »

Viviana Medina, une organisatr­ice communauta­ire du Centre des travailleu­rs et travailleu­ses immigrants (CTI), déplore que la juge de la Cour fédérale n’ait pas attendu les conclusion­s des autres causes et enquêtes avant de se prononcer. M. Cordon sera appelé à témoigner en décembre devant le tribunal administra­tif de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) au sujet de plaintes pécuniaire­s et de harcèlemen­t psychologi­que. Pour le moment, l’absence d’accusation contre lui a nui au dossier des travailleu­rs, croit Mme Medina.

« S’il est reconnu coupable, on parle d’un cas de traite de personnes », ditelle sans ambages. À son avis, cela obligerait également le gouverneme­nt fédéral à remettre en question le programme des travailleu­rs étrangers temporaire­s, qui, déplore-t-elle, rattache le travailleu­r à un seul employeur et le met dans une situation de vulnérabil­ité.

Ni M. Cordon ni son avocate n’ont donné suite aux appels du Devoir.

Pas de violations de droits

Dans sa décision rendue il y a environ un mois, la juge Martine St-Louis n’a pas donné raison aux travailleu­rs qui voulaient faire invalider l’arrestatio­n, sous prétexte qu’ils n’avaient pas eu droit à un interprète en espagnol et à un avocat dans les délais requis. Les réponses alors données aux questions à l’ASFC ne pouvaient donc pas être retenues contre eux et servir à les incriminer, avait fait valoir l’avocate des demandeurs, Susan Ramirez.

La juge St-Louis était d’un autre avis. «À tout événement, selon la preuve contenue au dossier, la Cour ne peut conclure que les droits du demandeur tels que garantis à l’article 10 de la Charte ont été violés », lit-on dans la décision. Le délai pour obtenir les services d’un avocat était «acceptable dans les circonstan­ces », tout comme le fait qu’une interprète ait traduit les consignes par le haut-parleur d’un téléphone cellulaire.

Le juge a surtout insisté sur le fait que les demandeurs n’ont jamais contesté le fait qu’ils ont enfreint la loi en changeant d’employeur et en continuant de travailler au pays sans permis. L’ignorance de la loi ne leur donnait pas le droit de se soustraire aux conditions de leur séjour en sol canadien, a-t-elle laissé entendre.

Me Ramirez déplore que la juge trouve « acceptable » que des consultati­ons d’avocat se fassent en groupe sans confidenti­alité. «Ça contredit toute la jurisprude­nce qu’on a en droit criminel », dit-elle. « Les Hells Angels qui se font arrêter en groupe ont le droit d’avoir chacun leur avocat, mais les immigrants ne semblent pas avoir ce droit. »

Le dénouement de cette cause, dont les audiences ont eu lieu fin juin, était fort attendu, puisque c’était aussi la première fois que des travailleu­rs agricoles obtenaient un sursis de leur renvoi pour se faire entendre à la cour et déposer d’autres plaintes, notamment devant la Commission des droits de la personne et la CNESST.

Cela ne met toutefois pas les travailleu­rs à l’abri d’une expulsion. La seule chose qui les empêche d’être renvoyés sur-le-champ est la demande d’Examen des risques avant renvoi (ERAR) qu’ils ont déposée, un ultime recours qui nécessite une preuve solide de danger imminent et qui est très rarement accordé.

Tout ce qu’on a fait, c’est travailler fort pour montrer au gouverneme­nt qu’on est des personnes utiles, et on finit par nous fermer la porte comme si on était des criminels JUAN GODOY

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GUILLAUME LEVASSEUR LE DEVOIR Juan Godoy rentrera dans son pays en janvier prochain.

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