Le Devoir

Une colère incrustée dans les gilets jaunes

Les manifestat­ions annoncées samedi un peu partout en France font craindre une nouvelle flambée de violence

- MAGDALINE BOUTROS Avec l’Agence France-Presse

Magasins barricadés, musées et monuments verrouillé­s, stations de métro fermées : la France est sur les dents. Après la flambée de violence de samedi dernier, les nouvelles manifestat­ions des gilets jaunes prévues samedi à Paris et ailleurs dans l’Hexagone font craindre le pire.

Les appels au calme, le recul du gouverneme­nt et une mobilisati­on massive de l’appareil sécuritair­e n’y changeront rien. La grogne est profonde et la déterminat­ion des gilets jaunes, implacable. Ils seront des milliers à se faire voir et entendre samedi dans ce pays si souvent soumis aux mouvements de la rue. Mais cette fois, la classe politique semble réellement déstabilis­ée.

« Ce mouvement s’attaque à Emmanuel Macron, mais il échappe complèteme­nt aux autres grands partis politiques », analyse Frédéric Mérand, professeur de science politique à l’Université de Montréal et directeur du Centre d’études et de recherches internatio­nales (CERIUM). Même les syndicats sont mis en échec.

Les gilets jaunes expriment un « rejet de toutes les élites politiques et du principe même de représenta­tion politique », poursuit-il. « C’est rare qu’on entende une critique aussi forte. »

Une colère qui est bien ancrée, incrustée dans le quotidien de ces gilets jaunes, des Français des classes moyenne et populaire, pris à la gorge, qui dénoncent la politique fiscale et sociale du gouverneme­nt. Un mouvement disparate, une nébuleuse, qui glisse entre les doigts du pouvoir qui tente tant bien que mal de mâter la bête.

Le gouverneme­nt a bien fait une concession cette semaine, acceptant de suspendre puis d’annuler la nouvelle taxe sur le carburant, celle-là même qui avait mis le feu aux poudres. Mais loin d’apaiser la rixe, ce chassé-croisé du gouverneme­nt n’a fait que confirmer la ténacité des gilets jaunes, un nom inspiré des vestes fluorescen­tes que tout automobili­ste français doit garder dans son véhicule.

Un dispositif sans précédent

Dénué de têtes dirigeante­s et de porteparol­e officiels, le mouvement évolue de manière sinueuse et inattendue, faisant son chemin sur les réseaux sociaux et devenant le creuset de toutes les luttes.

Au cours des derniers jours, il a gagné les agriculteu­rs et les lycéens.

« La sociologie des gilets jaunes et leurs revendicat­ions politiques ressemblen­t beaucoup à celles des électeurs de Trump ou de ceux et celles qui ont voté pour le Brexit, souligne Frédéric Mérand. Ce sont des gens dépolitisé­s ou politisés à droite qui ont des arguments anti-système et anti-élite. »

Pour faire face « au monstre qui a échappé à ses géniteurs », selon les termes du ministre français de l’Intérieur, Christophe Castaner, des véhicules blindés seront déployés à Paris samedi aux côtés de quelque 89 000 policiers et gendarmes disséminés à la grandeur du pays. Un dispositif « sans précédent », selon le directeur général de la gendarmeri­e nationale, Richard Lizurey.

Plusieurs pays ont d’ailleurs appelé leurs ressortiss­ants en France à la plus grande prudence.

Selon le gouverneme­nt, ce déploiemen­t vise à éviter les scènes de guérilla urbaine de samedi dernier. Déchaînés face à des policiers manifestem­ent mal préparés, des casseurs ont embrasé Paris, allumant quelque 250 feux et incendiant 6 bâtiments. Des barricades ont été érigées sous des nuages de gaz lacrymogèn­es, donnant des allures insurrecti­onnelles à ce mouvement né il y a quelques semaines à peine.

Une violence « théâtralis­ée » qui est instrument­alisée tant par une certaine frange des gilets jaunes — qui y gagne en visibilité médiatique et en efficacité politique — que par le pouvoir en place.

« Le président Emmanuel Macron et le premier ministre Édouard Philippe mettent aussi ça en scène [la violence], estime Frédéric Mérand. Leur stratégie, c’est de diviser les agitateurs — ceux qui remettent en question les fondations de l’État de droit — de la vaste majorité des Français qui appuient le mouvement, mais qui ont un rapport plus ambivalent à la violence. »

Une faction des gilets jaunes a d’ailleurs appelé les Français à renoncer à la manifestat­ion de samedi. Six membres de ce collectif ont été reçus vendredi soir à Matignon par le premier ministre Édouard Philippe.

Pour « ne pas mettre de l’huile sur le feu », le président Emmanuel Macron a fait savoir qu’il ne prendra publiqueme­nt la parole que la semaine pro-

Dénué de têtes dirigeante­s et de porteparol­e officiels, le mouvement évolue de manière sinueuse et inattendue, faisant son chemin sur les réseaux sociaux et devenant le creuset de toutes les luttes

chaine. « Président des riches » aux yeux des gilets jaunes, l’ancien banquier cristallis­e le ressentime­nt populaire.

« Son mépris et son arrogance servent beaucoup les gilets jaunes », croit Frédéric Mérand. N’est-ce pas lui qui, en septembre, avait assuré à un chômeur qu’il ne peut être plus simple de se trouver un emploi ? « Je traverse la rue et je vous en trouve un », lui avait-il lancé.

Après cette nouvelle journée d’agitation, bien malin qui parviendra à prédire l’issue de cette crise. Les gilets jaunes auront-ils la tête du « roi » Macron ? Ou l’Élysée parviendra-t-il à fragmenter le mouvement, laissant les gilets jaunes s’entre-déchirer pour ne devenir qu’un mauvais souvenir ? « Comme pour tous les mouvements sociaux, ça peut aller en crescendo, s’essouffler progressiv­ement ou finir en violence traumatisa­nte. Mais on ne peut jamais le prévoir », relève Frédéric Mérand.

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JEAN-PHILIPPE KSIAZEK AGENCE FRANCE-PRESSE Des manifestan­ts portant leurs gilets jaunes ont occupé vendredi pendant quelques heures l’Hôtel de Région, à Lyon, sous la surveillan­ce de policiers.

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