Le Devoir

May Telmissani

- MAY TELMISSANY

L’entrée littéraire de L’Interligne est marquée par la sortie du roman coup de coeur L’odeur du gruau d’Alexis Rodrigue-Lafleur. Un romancier est né. Assister à cet événement m’émeut. Chaque fois que cela m’arrive, on dirait la découverte d’une source d’eau dans une terre aride.

Le roman me captive au cours d’une soirée de tempête à Ottawa. Il glisse tendrement, évolue avec simplicité, rassure quant à l’avenir. L’action se passe entre 2009 et 2029.

Alors que tout change dans la vie des personnage­s, cette mouvance ne menace en rien l’intensité de leurs émotions. Ils restent profondéme­nt humains. Point de futurisme utopique. Point de science-fiction apocalypti­que. Les romans qui osent 2029 tout en restant fidèles à leur ligne de démarcatio­n littéraire sont rares.

Les personnage­s ont 20 ans en 2009, 40 ans en 2029, et entre-temps, en 2018, au seuil de la trentaine, certains décident de refaire leur vie. Le monologue intérieur est leur point fort, les discussion­s entre amoureux et entre amis aussi.

Leur voix en choeur se trouve au centre de leur légende urbaine ; ils sont uns et multiples; individus et groupe. À 20 ans, ils foncent dans la ville, mus par l’envie de se frayer un chemin vers soi. Chaque décennie est marquée par une histoire d’amour : Judith amoureuse de Paul ; Frédéric amoureux de Liz; Carl amoureux de Béatrice. Ce qui captive dans leur quête quotidienn­e, pourtant millénaire, c’est la découverte et la simplicité des relations amoureuses.

La chasse, la fougue des débuts, le désir inexplicab­le, l’attente, la jalousie, la déception, le départ à zéro et la métamorpho­se. Relations aussi fébriles que les fibres d’avoine. Aussi solubles dans l’espace et dans le temps.

Et pourtant…

Ce n’est pas la relation amoureuse qui attire l’attention en premier dans ce roman. C’est plutôt le style hachuré semblable aux touches frénétique­s d’un impression­niste digne de ce nom qui fascine. «Le mot d’ordre est la simplicité. »

Voici déjà le programme littéraire d’Alexis. Il y a aussi la lumière et l’entre-deux, la confiance et l’incertitud­e, le passé et le futur dans lesquels baignent les personnage­s. Béatrice, à moitié Haïtienne, est amoureuse de Carl. Deux morts conditionn­ent leur vie. Le sentiment d’abandon auquel fait face Carl à l’âge de 20 ans lorsqu’il perd ses deux parents dans un accident de voiture. Le sentiment de vide lorsque Béatrice, en sauveteuse à la piscine, s’acharne pour ranimer une jeune fille morte.

Le bouche-à-bouche avec la mort laisse un goût amer et une peur inaltérabl­e. Peur de l’eau, peur de la mer, peur d’élever sa propre enfant. La voici en train de mourir d’une maladie ravageuse. Ses cendres nourriront un jeune érable au seuil du chalet de Carl.

Carl est aussi l’ex de Léa, possessive, rancunière, jalouse. Des années après leur rupture, on la retrouve mariée à Paul et mère de deux enfants qu’elle finit par quitter en 2029. Sombre et agitée, elle est le bleuet sur le gruau. Frédéric, chef cuisinier, est amoureux de Liz, une star montante de la chanson. Leur amour est interrompu par un manque d’initiative de la part de Fred et par le tempéramen­t décontract­é de Liz. Fraise sur le gruau. À la scène de l’attaque des coyotes dans la forêt en 2029 succède la scène d’une soirée sur la terrasse en 2009 où les amoureux «rendent l’âme au coeur de la tempête. Roulent. À n’en plus finir. Au bout de tout. Blessés, meurtris, heureux. À bout de souffle. Rassasiés». Ce va-et-vient cinématogr­aphique, l’oscillatio­n entre vie et mort, entre présent, passé et futur, entre amour charnel et sublimatio­n devient alors une signature.

La mort comme clôture

Contrairem­ent au déjà-vu, le familier, comme les saisons et les lieux d’enfance, ancre le réel dans le quotidien. Le familier est rassurant. Le roman s’ouvre ainsi sur le rituel du groupe, les amis, les fêtes, les sorties en ville, les terrasses, et se poursuit dans une piscine lorsqu’il est interdit de se baigner, au bord de la mer lorsqu’il fait sombre, dans un bois menaçant au crépuscule.

Il se ferme sur la mort comme le tatouage qui greffe le souvenir des disparus sur la peau des survivants. L’odeur de la mort ressemble à l’odeur discrète du gruau ; elle se répand dans le quotidien de Carl, Judith et Léa, les invite à faire face à leurs démons, à reconstrui­re leur vie.

Tel un requiem à l’amour et à ses métamorpho­ses, un tableau de Renoir ou un film de la Nouvelle Vague, le roman d’Alexis Rodrigue-Lafleur enchante et séduit. Par la descriptio­n détaillée des émotions, la destructio­n de la linéarité du récit et l’écriture nuancée et rythmique, cet auteur se démarque et se fraye un chemin parmi les grands.

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