Le Devoir

Henryk Szeryng, un ange ne peut être haïssable !

L’un des plus grands violoniste­s du XXe siècle reçoit enfin un hommage à sa mesure

- CHRISTOPHE HUSS

Parmi les grands violoniste­s du XXe siècle, on a coutume de citer Fritz Kreisler, Jascha Heifetz, Yehudi Menuhin, Nathan Milstein et quelques autres.

On oublie bien souvent le Polonais Henryk Szeryng, talent hors du commun couronné par une vie exceptionn­elle. Szeryng aurait eu 100 ans le 22 septembre. Le coffret publié par Decca remet quelques pendules à l’heure.

Qu’il était haïssable, du moins dans ses dernières années, Henryk Szeryng, sur scène, l’air hautain, à vouloir régenter l’orchestre en lieu et place du chef. Dans son livre Les grands violoniste­s du XXe siècle, l’élégant Jean-Michel Molkhou use de cette formule châtiée: «Szeryng, qui avait conscience de son importance, ne détestait pas la lumière des projecteur­s ! »

Mais à l’heure où les violons précieux étaient déjà devenus des trésors et des placements, Henryk Szeryng, lui, faisant don des siens. Il a ainsi offert en 1972 au maire de Jérusalem son Stradivari­us, alors connu sous le surnom «Hercule», qui avait appartenu à Eugène Ysaÿe et qu’il avait acheté du chef Charles Munch.

Renommé «Lyre de David», cet instrument de légende est aujourd’hui joué par les konzertmei­ster du Philharmon­ique d’Israël. Avec la même générosité, Szeryng offrit à son élève Shlomo Mintz un violon français de valeur et à la République

du Mexique un somptueux Andrea Guarneri de 1683, le «Santa Teresa».

L’histoire d’amour du Juif polonais Szeryng avec le Mexique est admirable. Né en 1918 d’un père industriel et d’une mère pianiste, Henryk est remarqué à l’âge de 10 ans par le grand violoniste Bronislaw Huberman qui lui suggère d’aller étudier à Berlin.

Officier de liaison

En 1933, Henryk Szeryng se fixe à Paris pour y parfaire sa formation. Lors de la guerre après la chute de Varsovie, il joint le gouverneme­nt polonais en exil à Londres et, polyglotte d’exception (il parle huit langues), sert d’officier de liaison auprès du premier ministre.

C’est ainsi qu’il sera amené en 1941 à accompagne­r en Amérique latine un convoi de 4000 réfugiés polonais, finalement accueillis par le Mexique. Szeryng sera tellement touché de l’accueil réservé par le Mexique qu’il s’y installera après la guerre et prendra la nationalit­é mexicaine. Nommé en 1956 «Ambassadeu­r de bonne volonté» du Mexique, conseiller spécial du Mexique à l’UNESCO dès 1970, Szeryng voyagera avec un passeport diplomatiq­ue.

C’est en 1954, à l’âge de 36 ans, que sa vie de directeur du Départemen­t de violon de l’Université de Mexico change. Henryk Szeryng vient saluer Arthur Rubinstein dans sa loge après un récital.

Rubinstein lui demande de venir jouer pour lui le lendemain et tombe à la renverse. Rubinstein appelle sur-lechamp l’imprésario Sol Hurok. Deux ans plus tard, Szeryng jouera avec le Philharmon­ique de New York.

Un fameux disque RCA documente Szeryng et Rubinstein dans les sonates « Printemps » et « Kreutzer» de Beethoven, enregistré­es les 30 et 31 décembre 1958. L’entrée de Szeryng aura alors déjà été entérinée grâce à un enregistre­ment des Sonates et partitas de Bach, en 1955 pour CBS, une référence et un miracle qu’il rééditera pour DG en 1967.

La carrière discograph­ique d’Henryk Szeryng suit le développem­ent de sa carrière de concertist­e. Ses débuts sont aux États-Unis, donc chez Columbia dans Bach, puis chez RCA-Victor pour Beethoven et Brahms avec Rubinstein et un méconnu concerto de Tchaïkovsk­i avec Charles Munch en 1959. Ce que Decca documente dans son coffret, c’est ce qui vient après: les enregistre­ments européens Mercury (1962-1965), Philips (1965-1980), DG (1967-1970).

Qui est Henryk Szeryng sur le plan violonisti­que ? Si nous étions à Grasse, dans le domaine de la parfumerie, il serait pure essence de rose de Bulgarie. Les mots «pureté», «raffinemen­t» et «justesse» définissen­t son art.

Cette exigence est profondéme­nt enracinée, comme le souligne JeanMichel Molkhou: «Son premier professeur, Maurice Frenkel, qui avait été avant la Première Guerre mondiale l’assistant de l’illustre Leopold Auer à Saint-Pétersbour­g, aura sur lui une forte influence, notamment par sa grande exigence en matière de pureté d’intonation. »

C’est de cette distillati­on d’une essence sonore (le parallèle avec la parfumerie n’était ni vain ni hasardeux) que provient la sensation de félicité auditive lorsqu’on écoute Szeryng jouer Bach (sa seconde intégrale, DG, de 1967, des Sonates et partitas), Mozart ou Schubert, et qui font penser à ces gravures d’anges violoniste­s. S’agissant de Mozart, que l’on interprète aujourd’hui avec une pulsation héritée de du monde baroque, la réussite de son aristocrat­ique intégrale rappelle celle d’Arthur Grumiaux, le violoniste qui, à son apogée, se rapproche, à mes yeux, le plus de Szeryng.

Quant à Schubert, il s’agit de la première publicatio­n internatio­nale en CD des oeuvres pour violon et piano, enregistré­es avec Ingrid Haebler, sa partenaire de musique de chambre, en 1974 pour Philips.

C’est aussi en cela l’un des intérêts de ce coffret: plusieurs documents de Szeryng étaient restés dans les tiroirs, dont l’intégrale des Sonates pour violon et clavecin de Bach avec le grand organiste Helmuth Walcha au clavecin. Une fois l’oreille accommodée au son très « années 1970 » du clavecin, finalement en rien rédhibitoi­re, on ne peut qu’être happé par la ligne musicale du violoniste.

Excellente surprise

Tous les inédits ne sont pas imparables. La grande affiche SzeryngRoj­destvenski dans Sibelius et le 2e Concerto de Prokofiev en 1965 pour Mercury est intéressan­te mais pas parfaite, car la direction artistique a laissé passer des erreurs (par exemple à 3min 55s du 1er mouvement de Sibelius).

Les vrais fans verseront une larme à l’écoute de la plage 17 du CD 33, un autre inédit : la Chaconne de Vitali, un hommage probableme­nt à Jascha Heifetz, que Szeryng vénérait et qu’il surnommait «l’empereur». Je ne peux m’empêcher d’imaginer en une extrapolat­ion de la Création d’Adam au plafond de la chapelle Sixtine les deux archets se toucher comme deux doigts dans le ciel, même si le «gras» sonore de «l’empereur» donne un relief unique à cette pièce.

Ce qui manque au coffret, car le catalogue Universal n’en dispose pas, c’est la documentat­ion des oeuvres mexicaines (Ponce, Chavez, notamment) que Szeryng a suscitées.

Par contre, l’excellente surprise est le soin exceptionn­el de l’édition. Tous les documents, réédités en pochettes d’origine, ont été nouvelleme­nt rematricés en 24 bits/192 kHz par Andy Walter à Abbey Road, et toutes les bandes Mercury travaillée­s par Tom Fine, le fils de Bob Fine et Wilma Cozart, fondateurs et âmes de cette étiquette de légende.

Qui est Henryk Szeryng sur le plan violonisti­que? Si nous étions à Grasse, dans le domaine de la parfumerie, il serait pure essence de rose de Bulgarie. Les mots pureté, raffinemen­t et justesse définissen­t son art.

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FRITS E. VAN SWOLL DECCA La carrière discograph­ique d’Henryk Szeryng suit le développem­ent de sa carrière de concertist­e.
 ??  ?? Henryk Szeryng Complete Philips, Mercury and Deutsche Grammophon Recordings, Decca, 44CD, 483 4194
Henryk Szeryng Complete Philips, Mercury and Deutsche Grammophon Recordings, Decca, 44CD, 483 4194

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