Le Devoir

Tranches de désespoir ordinaire

Une intrigue brillammen­t découpée met en relief trois touchants portraits de femmes

- MICHEL BÉLAIR COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

La coupure ★★★ 1/2 Fiona Barton, traduit de l’anglais par Séverine Quelet, Fleuve Noir, Paris, 2018, 478 pages

On se sert souvent de mots différents pour décrire une même réalité. Ainsi, au théâtre, on parle de l’importance de la mise en scène — autant que du texte ou même du jeu des comédiens. Au cinéma aussi, le montage fait souvent la particular­ité d’un film. Et dans ce thriller de Fiona Barton — qui avait fait une entrée remarquée avec La veuve, chez le même éditeur il y a deux ans —, on sera tout de suite frappé par le découpage de l’intrigue qui vient donner tout son sens au roman. Dans les trois cas, on parle concrèteme­nt d’écriture.

Détresse et fragilité

L’histoire qu’on nous propose ici est fort complexe et s’amorce avec la lugubre découverte d’ossements sur un chantier de constructi­on; ce sont les os d’un bébé enterré dans un journal daté du début des années 1970. Quatre femmes vont réagir de façon tout à fait différente à l’affaire: Angela, dont le bébé à peine naissant a disparu à la même époque; Kate, une journalist­e qui flaire «l’affaire intéressan­te»; Emma, une femme fragile dans la cinquantai­ne profondéme­nt affectée par la macabre découverte; et Jude, sa mère. Ce n’est pas tant la peinture d’une époque — précise, efficace — qui étonne que le portrait de ces femmes qui nous font vivre un drame échelonné sur une période de 40 ans.

Kate est la plus solide d’entre elles ; on l’a déjà vue mener l’enquête dans le précédent roman de Barton avec sa grande capacité d’empathie. Et encore une fois, sa présence et son entêtement parviendro­nt à jeter un peu de lumière sur cette histoire tordue, où les victimes sont plus nombreuses qu’il n’y paraît.

C’est qu’on découvre peu à peu à quel point Angela, Emma et Jude ont été profondéme­nt marquées, toute leur vie durant et à des degrés divers, par la disparitio­n de ce même bébé. Plus la journalist­e amènera les trois femmes à se révéler à elles-mêmes et plus l’affaire se compliquer­a : à un moment donné, l’analyse ADN des restes laissera même planer le doute que deux bébés aient pu être enfouis au même endroit…

Bien au-delà de l’intrigue policière, c’est d’abord la détresse et la fragilité d’Angela, d’Emma et de Jude qui transpiren­t tout au long du récit; Barton (et sa traductric­e!) parvient à décrire la texture particuliè­re de l’angoisse que vit chacune d’elles. Le tableau qu’elle trace de la vie en sourdine de ces trois femmes, avec le laisser-aller des années 1970 en arrière-fond, vaut à lui seul le détour. Quand les ténèbres se dissipent et qu’apparaisse­nt les vrais coupables derrière le brillant découpage des événements, même la surprise ne parviendra pas à faire oublier le désespoir ordinaire — comme dans « quiet desperatio­n is the English way » — de ces personnage­s déchirés. Sous ses airs de fait divers «ordinaire», cette triste histoire réussira à toucher au moins quelques endurcis.

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JUSTYN WILLSMORE Dans ce thriller de Fiona Barton, on sera tout de suite frappé par le découpage de l’intrigue qui vient donner tout son sens au roman.
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