Le Devoir

Un monde au bout des doigts

La langue des signes ouvre une fenêtre sur les pensées des tout-petits

- FLORENCE SARA G. FERRARIS

Layla est bilingue. Du haut de ses 14 mois, la petite ne dit pourtant qu’une vingtaine de mots, presque tous en français. «C’est grâce à la langue des signes qu’on s’en est rendu compte, raconte sa mère, Marianne Drouin, avec une fierté évidente. Son père est d’origine équatorien­ne et lui parle en espagnol depuis sa naissance, mais nous n’étions pas certains qu’elle comprenait tout ce qu’il lui disait… Jusqu’au jour où elle s’est mise à utiliser les mêmes signes pour des mots dans les deux langues. »

Introduits auprès de Layla autour de ses huit mois, à l’âge où les tout-petits commencent tout naturellem­ent à user de leurs mains pour exprimer leurs besoins, les signes font aujourd’hui partie des routines du quotidien de la petite famille. «Au début, c’était des mots plutôt simples, comme “encore” ou “lait”, expose la jeune maman, en précisant que sa mini a maintenant plus d’une trentaine de signes à son actif. Puis, avec le temps, il y a des gestes qui lui ont permis de mettre le doigt sur des concepts plus abstraits pour un enfant de cet âge-là, comme le nom de certaines personnes ou “lumière”, qu’elle fait même quand le soleil se couche.»

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Utilisée pour permettre aux bébés de mieux se faire comprendre à un âge où la prononciat­ion des mots est encore difficile, la langue des signes adaptée aux tout-petits, qui a d’abord été popularisé­e aux États-Unis au tournant des années 1980, fait, depuis quelques années, de plus en plus d’adeptes au Québec. «C’est clairement en train de gagner du terrain chez nous, soutient Marie Danielle Boucher, cofondatri­ce de Signé Bébé, une entreprise qui offre depuis maintenant une quinzaine d’années des ateliers où parents et enfants peuvent s’initier au monde des signes. En tout cas, nous n’avons jamais eu autant de demandes. »

Et bien qu’il n’existe pas de statistiqu­es précises sur le sujet, un rapide survol des nombreux groupes Facebook qui traitent de la question et de l’impression­nante quantité de formations proposées aux parents curieux permet de constater que la pratique fait effectivem­ent son chemin au sein des familles québécoise­s. À un point tel où, loin de se limiter aux noyaux familiaux, celle-ci gagne tranquille­ment du terrain dans les milieux de garde, en témoigne le nombre grandissan­t d’éducatrice­s en garderie qui décident, elles aussi, de tenter l’expérience avec les bambins à leur charge.

C’est le cas, entre autres, de MarieÈve Paillé et Myriam Gauthier, qui travaillen­t toutes deux avec les poupons au centre de la petite enfance Le Petit Monde du collège Ahuntsic, à Montréal. «La première fois que j’en ai entendu parler, j’étais encore sur les bancs d’école, se souvient MarieÈve Paillé. C’était plutôt bref parce que j’étais alors en stage, mais ç’a été suffisant pour piquer ma curiosité. Aujourd’hui, ça va faire trois ans que je m’en sers avec mon groupe.»

Présentés graduellem­ent — et toujours couplés aux mots parlés qu’ils désignent —, les signes utilisés de manière ludique permettent surtout d’apaiser certaines routines, remarque sa collègue, un sourire dans la voix. «Avec 10 bébés, vous pouvez vous imaginer à quel point ça peut être bruyant parfois dans une pouponnièr­e, lance Myriam Gauthier, en précisant que le tout s’est fait en collaborat­ion avec les parents. Il y a des enfants qui pleurent, qui jouent, qui crient… Les signes nous aident à naviguer là-dedans. Ça nous permet de savoir qui a soif, qui a encore faim, qui veut dormir… Ils nous donnent accès à ce que pensent nos petits et facilitent très certaineme­nt l’acquisitio­n du langage parlé.»

À ce sujet, il n’existe toutefois pas de consensus au sein de la communauté scientifiq­ue, le nombre d’études probantes sur le sujet était encore trop succinct. Ainsi, si la plupart — comme certaines études reconnues par la réputée Associatio­n américaine de pédiatrie — soulignent tout de même les bienfaits de l’utilisatio­n de signes au quotidien, il est impossible de savoir avec certitude si cela accélère ou non l’acquisitio­n de la parole.

«C’est évident que ça ne peut pas nuire, soutient l’orthophoni­ste Marie-Ève Bergeron-Gaudin, qui a déjà écrit des billets sur le sujet pour le site d’informatio­ns Naître et grandir. En fait, c’est même quelque chose d’assez instinctif chez les jeunes enfants puisque c’est à cet âge-là qu’ils commencent, tout naturellem­ent, à utiliser certains gestes — pointer, par exemple — pour se faire comprendre. »

Surtout qu’il existe, rappelle-t-elle, un décalage entre le niveau de compréhens­ion des bébés et leur capacité à prononcer les mots. Ainsi, les toutpetits commencent bien souvent à saisir le sens des mots à peine six mois après leur naissance et sont capables de faire des liens entre ceux-ci vers l’âge de huit ou neuf mois. «Ça peut prendre un petit moment par contre pour qu’ils soient capables de dire des choses, souligne la jeune femme, en mentionnan­t au passage que c’est autour d’un an que la plupart des enfants énoncent leur premier mot. C’est plus rapide pour les signes, les bébés étant généraleme­nt en mesure de les utiliser dès l’âge de sept mois. Ces derniers viennent donc compenser; ils servent d’outil de transition.»

Rien n’indique toutefois qu’un enfant qui est exposé aux signes parlera plus tôt. Rien n’indique non plus que cela puisse freiner l’usage de la parole. «Il y a des parents parfois qui ont peur que les signes servent de béquille et que ça retarde l’apparition des premiers mots, décrit Marie-Ève Paillé. Mais ce qu’on voit sur le terrain, c’est plutôt qu’il n’y a pas de compétitio­n entre les deux formes de langage. Règle générale, le signe cède sa place lorsque le mot apparaît. »

«Vous savez, la clé de la communicat­ion, c’est surtout une affaire de concentrat­ion et d’attention, ajoute Marie-Ève Bergeron-Gaudin, en laissant entendre un léger rire. Est-ce que les parents qui signent avec leur enfant sont plus alertes quant à ce qu’il essaie de leur dire? Je vous laisse y penser!»

Réduire les frustratio­ns

Chose certaine, les signes permettent aux bébés d’exprimer plus tôt leurs besoins et peuvent donc réduire, par la bande, certaines frustratio­ns vécues par les tout-petits. «Au fil des années, j’ai reçu plusieurs témoignage­s de parents qui affirmaien­t que les signes avaient apaisé l’heure des repas à la maison, illustre l’orthophoni­ste de formation. C’est d’ailleurs personnell­ement ce que j’ai vécu avec mon plus jeune!» «Chez nous, ça se manifeste beaucoup dans les jeux, renchérit Marianne Drouin, la maman de la petite Layla. Dès qu’on la fait rire, qu’on chante une chanson ou qu’on lui fait faire des pirouettes, elle fait le signe “encore”. »

«Utiliser la langue des signes avec les tout-petits, c’est un peu comme ouvrir une fenêtre sur leur univers intérieur, observe Marie Danielle Boucher de Signé Bébé. C’est se donner les bons outils pour se comprendre plus rapidement.»

Loin de se limiter aux noyaux familiaux, la langue des signes gagne du terrain dans les milieux de garde, où un nombre grandissan­t d’éducatrice­s tentent l’expérience avec les enfants à leur charge

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ISTOCK La langue des signes adaptée aux tout-petits, d’abord popularisé­e aux ÉtatsUnis au tournant des années 1980, fait de plus en plus d’adeptes au Québec.

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