Le Devoir

«Gilets jaunes» et néolibéral­isme mondialisa­nt

- Samir Saul Professeur d’histoire, Université de Montréal-CERIUM

Qu’ont en commun le mouvement des gilets jaunes et le Printemps arabe de Tunis et du Caire ? Des peuples exaspérés par la dégradatio­n de leurs conditions de vie, la paupérisat­ion, la surdité des pouvoirs, l’arrogance des élites et l’absence de solutions. À cela s’ajoute la réaction stéréotypé­e de gouverneme­nts pris de court par des mouvements populaires se dressant contre eux.

La spirale est familière : incrédulit­é, rejet et condescend­ance pour en imposer, échec de cette tactique, accentuati­on de la colère, appui massif à la contestati­on, renforceme­nt de la déterminat­ion du mouvement et de sa popularité (de 74 % à 84 % dans l’opinion publique en France), montée en épingle de la « violence » afin de discrédite­r le mouvement, nouvel échec et rétropédal­age en hâte de la part du gouverneme­nt, mais concession­s insuffisan­tes et tardives, érosion de l’autorité politique, sauve-qui-peut et appels au secours par des responsabl­es désormais directemen­t mis en cause.

Quand les mécanismes institutio­nnels sont inopérants — monopolisé­s, sclérosés, factices —, les sociétés s’expriment en dehors d’eux dans des « printemps » spontanés et protéiform­es. La révolte est une constante de l’histoire. Non sans ironie, les Occidentau­x qui incitent Ukrainiens, Russes et Iraniens à se soulever chez eux assistent à un soulèvemen­t, authentiqu­e celui-là, dans un pays occidental.

Décrochage de la France

Les sources du sursaut du 17 novembre des gilets jaunes remontent loin. Championne de la croissance économique durant les Trente Glorieuses, la France s’enfonce dans les Quarante Piteuses depuis les années 1970. Pauvreté, précarité et chômage de masse se généralise­nt. Modèle de l’«État providence » redistribu­teur de la richesse et protecteur des niveaux de vie, elle voit sa « Sécu » [sécurité sociale] et ses services publics menacés année après année. Le pacte social est mis à mal ; les inégalités se creusent ; la fracture sociale s’approfondi­t; la société se délite. Quant aux élites, elles baissent les bras. Au début des années 1980, abandonnan­t tout projet national de sortie de crise, elles cherchent l’issue dans l’intégratio­n européenne et la mondialisa­tion néolibéral­e. Elles renoncent à l’indépendan­ce monétaire et budgétaire du pays, tandis que les entreprise­s en quête de rentabilit­é délocalise­nt. L’emploi se raréfie dans l’Hexagone, même si les entreprise­s françaises font bonne figure outre-frontières.

Cette mondialisa­tion néolibéral­e entraîne une politique étrangère néoconserv­atrice alignée sur celle des ÉtatsUnis, l’usage de la langue anglaise et la diffusion d’une idéologie d’importatio­n américaine. Faite d’identitari­sme individuel, de rectitude politique, de moralisme, de « valeurs » d’ordre « civilisati­onnel », elle évacue le collectif, le national et le politique. Au citoyen membre-décideur d’une communauté se substitue le consommate­ur-client générique. Un matraquage médiatique impose l’hégémonie de la pensée unique, jetant au passage l’interdit sur l’exercice de l’esprit critique (« complotism­e »). Incarnant la bien-pensance, Macron divise le monde entre son camp, étiqueté « progressis­te », et ceux qu’il qualifie de nationalis­tes, populistes, fascistes en puissance ou gaulois réfractair­es. Le choix est aussi binaire que celui entre autoritari­sme et islamisme avant le Printemps arabe. Au gouverneme­nt, le système politique devient monolithiq­ue. Tous les partis appliquent les « réformes » néolibéral­es-mondialist­es.

Réveil français

Dans une conjonctur­e verrouillé­e, la rue est l’ultime exutoire et le dernier recours pour dénouer l’impasse. On pouvait s’attendre à ce que la France connaisse son « printemps ». Se complaisan­t dans le tout-sociétal, les bobos globalisés sont stupéfaits de voir surgir la question socio-économique et l’action politique nationale, depuis longtemps occultées. Une « populace » oubliée, jusque-là invisible, crie sa misère et ressuscite la société. C’est déroutant, comme l’a été l’insoumissi­on des « méprisable­s » Américains qui ont osé ne pas voter pour Clinton en 2016.

Contre toute attente, la fibre de la révolte populaire n’a pas disparu en France. Qu’il est culotté ce peuple quand il n’en peut plus ! Foyer de révolution­s et matrice de l’État-nation comme lieu d’exercice de la citoyennet­é, la France demeure elle-même. À l’exemple de 1789, de 1830 et de 1848, le réveil pourrait ne pas se confiner à la France. La «question sociale» dans toutes les sociétés occidental­es en voie de désindustr­ialisation n’a pas la lisibilité des affronteme­nts antérieurs entre nobles, bourgeois et prolétaire­s. Elle met plutôt face à face des catégories sociales hétérogène­s, réunies dans des coalitions circonstan­cielles par la similarité de leurs perspectiv­es par rapport à l’évolution de l’économie. La cartograph­ie sociale de la France est celle des autres sociétés occidental­es tertiarisé­es-mondialisé­es. Faute de programmes d’avenir et de projets pour réduire les clivages sociaux, la «voie française » de l’interventi­on populaire directe s’offre désormais à tous.

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OLIVIER MORIN AFP Le président Emmanuel Macron

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