Le Devoir

Sur la voie de l’autodéterm­ination

Un an et demi après leur nomination, les ministres Carolyn Bennett et Jane Philpott font le point sur le chemin parcouru

- MARIE VASTEL CORRESPOND­ANTE PARLEMENTA­IRE À OTTAWA

Justin Trudeau avait fait de la réconcilia­tion avec les peuples autochtone­s l’une de ses grandes priorités en accédant au gouverneme­nt il y a trois ans. Et pour y arriver, il a aboli le ministère des Affaires autochtone­s pour en scinder les responsabi­lités et les confier désormais à deux ministres. Un an et demi après leur nomination, Carolyn Bennett et Jane Philpott, respective­ment ministre des Relations Couronne-Autochtone­s et ministre des Services aux Autochtone­s, n’ont aucun doute : leur collaborat­ion sur ce vaste dossier leur aura permis d’en accomplir beaucoup plus. «Déjà, nous représento­ns maintenant deux voix autour de la table du conseil des ministres », note la ministre Carolyn Bennett, qui a accordé au Devoir une entrevue collective avec sa collègue Jane Philpott.

La première ne s’occupe désormais que de la réconcilia­tion entre Ottawa et les 634 communauté­s autochtone­s du pays. Elle oeuvre à la conclusion avec elles d’ententes sectoriell­es, afin de leur permettre ultimement d’accéder à l’autogouver­nance.

La seconde gère quant à elle la

prestation de services à ces mêmes communauté­s: réduction des avis d’ébullition d’eau, efforts pour éradiquer la tuberculos­e dans les communauté­s du Nord et octroi de services sociaux aux enfants autochtone­s afin qu’ils soient au même niveau que ceux offerts aux autres jeunes Canadiens (le principe de Jordan).

«Je peux me consacrer aux enjeux quotidiens, comme l’éducation, les soins de santé, les services à l’enfance, le logement, l’eau potable, explique la ministre des Services aux Autochtone­s, Jane Philpott. Mais ne faire que cela n’aurait jamais suffi. Le fait que la ministre Bennett s’attaque aux causes fondamenta­les de ces terribles écarts socioécono­miques, c’est le travail le plus important qui doit se faire à long terme. Car nous nous trouvons dans ces circonstan­ces, en tant que pays, parce que les droits des peuples autochtone­s ont été niés tout au long de l’histoire de notre pays. Et tant que nous ne respectero­ns pas ce droit à l’autodéterm­ination et qu’il ne se concrétise­ra pas, le travail que je fais ne sera rien de plus qu’un pansement provisoire. »

Le mandat de Justin Trudeau pour les deux ministres était ambitieux : se débarrasse­r des «structures coloniales actuelles », rehausser le statut socioécono­mique des Autochtone­s et faire progresser leur autonomie gouverneme­ntale. Dix-huit mois plus tard, Carolyn Bennett estime néanmoins qu’elle est sur la bonne voie. Car 320 des 634 communauté­s autochtone­s du pays sont « sur la voie de l’autodéterm­ination », que ce soit en signant des ententes d’autogouver­nance ou en convenant de formules de financemen­t. « Et maintenant que c’est fait, on voit que d’autres nations veulent faire de même », relate la ministre des Relations Couronne-Autochtone­s.

Une indépendan­ce inspirante

Ces ententes avec Ottawa peuvent aussi être sectoriell­es. Et les ministres croient qu’il s’agit de la meilleure façon d’améliorer le sort de ces communauté­s et de les convaincre d’emboîter le pas à leurs consoeurs vers une autonomie face au fédéral.

« Nous avons amplement de preuves — que ce soit en santé, en éducation ou pour la gestion du territoire — que, plus la gestion et la conception du système se font par les population­s autochtone­s, plus ces systèmes sont couronnés de succès », insiste la ministre Philpott.

Carolyn Bennett cite l’exemple d’un membre de la communauté Eskasoni, en Nouvelle-Écosse, qui est devenu enseignant lorsque sa communauté Mi’kmaq s’est mise à gérer son système d’éducation. Le taux de diplomatio­n y est passé de 30 %, à l’époque, à 90 % aujourd’hui. « On constate que, lorsque les communauté­s prennent le contrôle de certains secteurs d’activité, cela fait finalement partie de leur parcours vers l’autodéterm­ination », note Mme Philpott.

La ministre veut maintenant garantir aux communauté­s autochtone­s qui le souhaitent, à l’aide d’un projet de loi qui suivra, le droit de diriger ellesmêmes leurs services de protection de la jeunesse. Après une entente historique signée avec Québec en 2018, la nation Atikamekw est d’ailleurs devenue la première à être responsabl­e de la protection de ses jeunes.

Au Canada, 52 % des enfants en famille d’accueil sont autochtone­s, alors qu’ils ne représente­nt que 8 % des enfants de moins de 15 ans au pays. Au Québec, ce sont 17 % des jeunes, pour une propor- tion de 3 % de cette même population.

Plusieurs communauté­s autochtone­s dénoncent l’évaluation que font les provinces de l’état de ces enfants. «Dans 80 % des cas, on parle de négligence, relate Jane Philpott. Mais “négligence”, c’est une façon codée de dire que la famille est pauvre, que la maison est surpeuplée, qu’un parent ou que l’enfant a des problèmes de santé. » Plutôt que de payer le placement de ces enfants, le gouverneme­nt veut investir en amont pour corriger la source du problème et leur permettre de rester chez eux lorsque c’est possible.

«Nous essayons d’éviter qu’il y ait une nouvelle rafle d’enfants autochtone­s, chez les millénaria­ux cette fois-ci», argue la ministre Bennett en évoquant la rafle des années 1960, qui a vu des milliers d’enfants placés dans des familles d’accueil non autochtone­s. Les ministres évitent de parler elles-mêmes de discrimina­tion, mais elles évoquent des cas qui leur ont été rapportés et qui portent à croire que les familles autochtone­s ont plus souvent été ciblées lorsqu’elles vivaient dans des conditions de pauvreté.

Un défi d’individual­ité

Les deux ministres voudraient voir le poste de Mme Philpott disparaîtr­e un jour, car les communauté­s géreraient elles-mêmes leur administra­tion. Mais la route pourrait être longue. Notamment parce que les 634 communauté­s n’avancent pas au même rythme et qu’elles refusent de se voir imposer des solutions par Ottawa.

Le premier ministre promettait, l’hiver dernier, un projet de loi qui enchâssera­it les droits ancestraux autochtone­s dans la loi fédérale et encadrerai­t leur droit à l’autodéterm­ination. La propositio­n s’est heurtée à l’opposition de plusieurs chefs, qui ont accusé le fédéral d’aller trop vite et de leur imposer sa vision. La loi, qui devait être déposée avant Noël, se fait toujours attendre.

La ministre Philpott rétorque que le gouverneme­nt a justement écouté les critiques et qu’il continue de consulter les communauté­s. « Quand tout le monde se sentira prêt à aller de l’avant — on ne sait pas encore quand ce sera, mais quand tout le monde y sera —, nous sommes résolument engagés à poursuivre ce travail. »

Idem pour la Loi sur les Indiens, que Justin Trudeau aimerait pouvoir abroger. « Tant que certaines communauté­s ne veulent pas s’en soustraire, elle restera en place, promet Carolyn Bennett. Mais nous espérons qu’elle deviendra désuète, au fur et à mesure que les nations autochtone­s atteindron­t l’autodéterm­ination. »

 ?? JUSTIN TANG LA PRESSE CANADIENNE ?? Les deux ministres, ici en février dernier, voudraient voir le poste de Jane Philpott (à droite) disparaîtr­e un jour, car les communauté­s géreraient elles-mêmes leur administra­tion. Mais la route pourrait être longue.
JUSTIN TANG LA PRESSE CANADIENNE Les deux ministres, ici en février dernier, voudraient voir le poste de Jane Philpott (à droite) disparaîtr­e un jour, car les communauté­s géreraient elles-mêmes leur administra­tion. Mais la route pourrait être longue.

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