Le réveil du Nord et de l’Arctique
Sibérie. Mot chargé, surchargé de froid et de glace, d’affect, d’histoire et d’exils. Notre collaboratrice rentre d’un voyage dans la République de Sakha, aussi appelée la Yakoutie, en Sibérie, à 400 km du cercle arctique. En cette période de Noël, elle nous raconte ce coin du pôle Nord, ceux et celles qui l’habitent, avec leurs grandeurs et leurs misères. Elle nous fait entrer dans l’âme du froid. Second article de trois.
Vêtues de costumes traditionnels immaculément blancs, trois chanteuses yakoutes entonnent un chant vibrant remonté du fond des âges, une incantation à la terre mère saccadée par le rythme d’un tambour. On croit entendre la poète innue Rita Mestokosho, au bord de sa rivière Mingan, sur la Côte-Nord du Québec, scandant une prière au dieu caribou, elle aussi accompagnée d’un tambour. Nous sommes réunis dans une vaste enceinte de l’Académie des sciences de la République de Sakha, avenue Lénine, à Yakoutsk. Dans cette patrie du froid, au nord de la Sibérie, vivent 300 000 habitants, dont la moitié est composée de Yakoutes, un
peuple autochtone d’origine turcomongole, et l’autre moitié, de Russes.
Le thermomètre marque ce matin –38 degrés. L’ouverture officielle du colloque a été quelque peu retardée. Les équipements de traduction simultanée, du russe au français et inversement, ont gelé, eh oui, étant peut-être restés dans un véhicule pendant la nuit. Thème du colloque : l’avantage du froid. Il ne saurait y avoir meilleur endroit au monde pour tenir des assises organisées par l’Université fédérale Ammosov de Yakoutsk et son Département de français et par l’UQAM et son Laboratoire sur l’imaginaire du Nord. Ce laboratoire québécois est devenu un des chefs de file d’une nouvelle conscience nordique, suscitant des solidarités inédites au nord du globe en rassemblant des spécialistes de partout pour parler de nordicité, de circumpolarité et de cultures innue, inuite, yakoute, saami.
Les mots de bienvenue se succèdent. « Yakoutsk est unique. C’est la seule ville au monde entièrement construite sur le pergélisol », déclare un représentant de la mairie, avant de terminer sur une vibrante invitation : « Pendant votre séjour ici, profitez bien de notre froid ! »
« Le froid est devenu le symbole de la survie de l’humanité », affirme Daniel Chartier. D’entrée de jeu, celui qui dirige le Laboratoire sur l’imaginaire du Nord à l’UQAM situe les enjeux du colloque, devant un auditoire d’universitaires, d’écrivains et d’artistes venus du Québec, de la France, de l’Islande et de partout en Russie. L’Arctique se réchauffe deux fois plus vite que tout le reste du globe, mettant en péril des humains et des cultures. La région de Yakoutsk est d’ailleurs la première de la Russie à avoir adopté une loi pour protéger le pergélisol. Des signaux alarmants apparaissent déjà dans certains quartiers, où des immeubles s’inclinent sur un socle qui dégèle. On imagine aisément la catastrophe que représenterait la fonte de cette couche de glace de 250 mètres sur laquelle repose la cité.
Les peuples de la glace et des aurores boréales commencent à donner de la voix. Ils clament leur droit au froid, « the right to be cold », aussi le titre-choc d’un livre de la militante inuite Sheila Watt-Cloutier. Le droit de rester eux-mêmes, tels que la géographie et l’histoire les ont faits.
L’avantage du froid ? D’abord, il a l’avantage d’être nous. Des chercheurs, artistes et écrivains de tous les horizons nous diront que le froid est un mode de vie et est constitutif de l’identité des peuples du Nord. Qu’il est synonyme de conservation et qu’il a l’insigne qualité, dans l’imaginaire des littératures du Nord, de freiner le temps et la mort.
L’acceuil de Nikolaj
Il habite un immeuble modeste. Après avoir franchi une lourde porte de métal et une cage d’escalier glaciale, on débouche sur un tout petit appartement où vivent cinq personnes. Et Billy, le chien. Y sont entassés des malles, des livres, des tableaux, des lits étroits, des objets ramassés au long d’une vie. L’artiste et journaliste Nikolaj Kurilov, 70 ans, m’accueille chez lui avec sa compagne de toujours, Iuliana, et sa fille Samona.
Nikolaj est un Youkaguir. Ce peuple et ses ancêtres chasseurs-cueilleurs vivaient à l’extrême nord-est de la Sibérie depuis la nuit des temps. Nikolaj anime une émission hebdomadaire en langue youkaguire sur les ondes d’une radio de Yakoutsk. « J’ai au moins dix auditeurs », dit-il en esquissant un sourire triste. Il ne reste plus en Russie et au monde qu’environ 300 personnes de cette culture et une poignée seulement de locuteurs. « J’en ai le coeur brisé », souffle Nikolaj.
Nous conversons fiévreusement, tous les quatre attablés dans la cuisinette d’où l’on voit, par la fenêtre, trois longues cheminées expirer une fumée pâle sur la ville. Iuliana a préparé hareng et brocoli et disposé concombres et tomates tranchés dans une assiette. Jamais été aussi attendrie par des concombres et des tomates tranchés, denrées rares et chères dans ces confins extrêmes. «Qu’arrivera-t-il quand vous abandonnerez la radio et prendrez votre retraite, Nikolaj ? » Sa réponse est simple et sans appel. « Je poursuis mon travail. » Il espère toujours trouver une relève. Qui ne viendra jamais. L’assimilation linguistique et culturelle fera le reste.
Avec celui du hareng, un parfum de tristesse flotte dans la cuisine. Iuliana nous ressert du thé chaud. « Je vis au présent, confie-t-elle. Notre vie est bonne à la maison, alors notre vie est bonne tout court. » À côté d’un homme qui ne cache pas son désespoir, cachet-elle mieux le sien ? « Iuliana est une fine stratège, comme le renard», dit doucement Nikolaj. Elle sait rétablir l’équilibre délicat des vases communicants de la gravité et de la légèreté entre deux êtres qui s’aiment.
« Je voudrais pouvoir offrir à mes parents une vie plus confortable », confie Samona. Leur fille adorée ira vivre en Allemagne dans deux ans. « Ce sera difficile de les quitter », dit-elle. Samona ne parle pas le youkaguir. Mais elle est devenue linguiste, comme pour conjurer le sort fait à la langue de son père.
Le Nord recherché
Retour au colloque. L’avantage du froid ? D’abord, il a l’avantage d’être nous. Des chercheurs, artistes et écrivains de tous les horizons nous diront, sur tous les tons et dans tous les registres, que le froid est un mode de vie et est constitutif de l’identité des peuples du Nord. Que le froid est synonyme de conservation et qu’il a l’insigne qualité, dans l’imaginaire des littératures du Nord, de freiner le temps et la mort. Que la noirceur hivernale transforme les espaces urbains des villes nordiques depuis quelques années. Pensons à ce foisonnement de festivals des lumières d’hiver un peu partout, à Montréal, Amsterdam, Reykjavik. Et aux marathons d’hiver.
L’écrivaine québécoise Annie Perreault participait au colloque. Elle courra le marathon du lac Baïkal, au sud de la Sibérie, en mars. Chez elle, froidure, course à pied et création fusionnent. « L’hiver, la luminosité est inouïe, hypnotique, elle entraîne une sorte de dégagement mental. Courir dans le froid me donne le sentiment d’être incroyablement vivante. » Dans l’éblouissement des paysages du Baïkal, elle forgera son prochain roman.
En cette ère de vitesse et de surchauffe du climat, le Nord est de plus en plus recherché. Pour retrouver lenteur et fraîcheur. Pris dans nos mondes virtuels, nous sommes de plus en plus en quête d’hiver et de froid. Pour retrouver, avec tuque et mitaines, la présence au monde réel et à ses beautés palpables et frissonnantes. Le tourisme nordique explose, un phénomène qui s’incarne, par exemple, dans tous ces traqueurs d’aurores boréales qui envahissent l’Islande depuis quelques années. Au Labrador et dans le nord du Québec, on cherche aussi à attirer cette clientèle friande de neige et d’aventure. Quand il fera 45 degrés toute l’année en Floride et à Cuba, peut-être aurons-nous envie d’aller nous baigner dans les profondeurs des lacs et des rivières de Fermont ou de Schefferville ? Ou, sait-on jamais, dans les lacs et les fleuves de la Sibérie ?
L’avantage de l’hiver? Ce sont ces matins de neige douce à nos fenêtres. Quand nos villes et nos campagnes, comme des gros coeurs qui pulsent au ralenti, battent calmement au rythme des flocons qui tombent. Le velours blanc recouvre le monde, cachant ses aspérités, ses laideurs. Aucun bruit, le silence mat. Néant tranquille pour regarder, pour réfléchir, pour être là tout simplement. « La neige nous met en magie, écrivait la grande Anne Hébert, blancheur étale, plumes gonflées où perce l’oeil rouge de cet oiseau, mon coeur. »
Aucun été ne remplacera jamais la quiétude, la paix radicale, de ces matins-là.