Le Devoir

Relire ou pas Victor-Lévy Beaulieu ?

Son oeuvre complexe « tolère des tensions opposées »

- DOMINIC TARDIF COLLABORAT­EUR

« Je porte en moi un monde étrange, silencieux et impersonne­l», annonce Satan Belhumeur dans l’incipit de Mémoires d’outre-tonneau, entrée initiale d’une oeuvre effectivem­ent étrange, celle de Victor-Lévy Beaulieu, bien que pas spécialeme­nt silencieus­e, tant elle générera, et générera, et générera des milliers, et des milliers, et des milliers de pages. Cinq décennies après la parution de ce premier roman aux défuntes Éditions Estérel, VLB mérite-t-il, ou pas, qu’on le relise ?

« C’est une écriture qui est portée par une langue qui se veut souveraine, qui n’a pas besoin de se justifier, une langue qui va dans toutes les directions, qui puise là où elle trouve son bien, de manière quasi scandaleus­e tellement elle s’en permet », fait valoir le professeur au cégep Édouard-Montpetit Michel Nareau, pour qui le style ripailleur de VLB demeure la meilleure raison de s’engouffrer dans les dédales de sa pléthoriqu­e bibliothèq­ue érigée sur plus d’une trentaine de romans et plus d’une vingtaine d’essais, auxquels s’ajoutent d’innombrabl­es heures de théâtre et de télé.

Michel Nareau fondait en 2011 les Cahiers Victor-Lévy Beaulieu, revue savante et principal outil de diffusion de la Société d’études beaulieusi­ennes, qui stimule la recherche universita­ire autour des textes nombreux du plus célèbre résident de Trois-Pistoles. « Cette langue qui va chercher des archaïsmes, qui crée des néologisme­s, qui puise dans le fond régional du Bas-du-Fleuve permet à Beaulieu de déboucher sur une phrase unique, d’une très grande amplitude. »

Plusieurs obstacles s’érigent pourtant entre VLB et de nouveaux lecteurs, dont la taille gargantues­que de son oeuvre qu’on ne sait par où aborder, et reposant souvent sur des cycles de plusieurs livres. La nature péremptoir­e des fréquents réquisitoi­res du pamphlétai­re aura sans doute aussi fait de l’ombre à l’écrivain, tout comme la violence et la vulgarité de l’imaginaire qu’il déploie, sans compter la marge à laquelle ses personnage­s féminins sont confinés, avec plus ou moins de machisme.

Autant de raisons pour lesquelles Don Quichotte de la démanche ou Monsieur Melville, exemples parmi d’autres, « ne permettent pas qu’on les aborde aisément au cégep », explique Michel Nareau, en rappelant à quel point ces constellat­ions intransige­antes et touffues d’excroissan­ces, d’autoréfére­nces et de gloses constituen­t des lectures exigeantes.

« C’est une oeuvre complexe qui tolère des tensions opposées et qui appelle à l’interpréta­tion », signale pour sa part l’écrivain Kevin Lambert (Tu aimeras ce que tu as tué, Querelle de Roberval) — lui aussi membre de la Société d’études beaulieusi­ennes —, qui a consacré son mémoire de maîtrise à VLB.

« Son univers romanesque n’est pas une illustrati­on de ses prises de position publiques et vient même parfois contredire des raccourcis qu’il pouvait faire dans ses lettres aux journaux et ses écrits polémiques. On ne peut pas réduire son oeuvre à une vision nationalis­te ou identitair­e du monde. C’est une pensée du désoeuvrem­ent, de la désidentit­é, de l’échec. »

L’ambition démesurée de VLB

« Les gens sont toujours surpris qu’une femme féministe et racisée s’intéresse à Beaulieu », dit en rigolant l’auteure, libraire et fille d’immigrants latinoamér­icains Karine Rosso, qui plaçait côte à côte dans son mémoire de maîtrise l’oeuvre de VLB et celle de l’Argentin Ernesto Sábato. Sans chercher à le réhabilite­r, la chercheuse souligne qu’«il y a beaucoup de couches de complexité et de profondeur, que rien n’est jamais simple chez Beaulieu ». En critiquer les aspects problémati­ques et les angles morts n’interdit pas d’en célébrer les fulgurance­s et les bons coups, et vice-versa.

Elle évoque à titre d’exemple comment la distributi­on de L’héritage comptait sur plusieurs femmes noires à une époque (la fin des années 1980) où une blancheur immaculée régnait au petit écran québécois. Si le personnage d’Er- zulie Maurice, femme dangereuse à la sexualité débridée, incarnait de nombreux « clichés colonialis­tes », celui de Marie-Soleil Césaire « était un personnage assez positif, qui lisait de la poésie » et partageait justement son nom avec une légende de la poésie antillaise.

Karine Rosso aura aussi reconnu dans l’ambition démesurée de VLB, dans son flirt occasionne­l avec le réalisme magique et dans ses clins d’oeil à différents écrivains sud-américains une conception de l’américanit­é dépassant les États-Unis, point de vue pancontine­ntal rare chez les intellectu­els québécois de sa génération.

«Beaulieu place le Québec en dialogue avec des monuments de la littératur­e, sans aucune gêne», observe Michel Nareau au sujet de ses essaisfict­ions consacrés à Melville, Hugo, Joyce, Kerouac ou Nietzsche. « Il a été parmi les premiers à dire que la littératur­e québécoise pourrait être autre chose que mineure. »

Le livre impossible

« [P]as d’autre lieu à l’écriture que ce qui s’écrit, pas d’autre lieu à l’écriture que l’écriture, le langage n’ayant ni envers, ni revers, ni côtés […] de quoi habiter à jamais mes démolition­s », proclame Victor-Lévy Beaulieu dans N’évoque plus que le désenchant­ement de ta ténèbre, mon si pauvre Abel, roman furieuseme­nt protéiform­e de 1976 dans lequel pullulent, comme c’est le cas dans plusieurs de ses livres, les interminab­les digression­s syntaxique­ment indociles.

Ce constant regard autoréflex­if sur l’oeuvre qui s’échafaude serait, selon l’auteur Kevin Lambert, le creuset des plus puissantes pages de VLB. « On est toujours chez lui dans l’idée que l’oeuvre écrite est une sorte de parenthèse ou de préparatio­n, voire de déchet de l’oeuvre à faire. Lui-même conçoit son écriture dans une perspectiv­e d’échec, de ratage. Le livre à faire est présenté comme impossible à faire et ça le place dans un constant état de désespoir. Le grand livre est toujours raté. »

Kevin Lambert proposera avec Karine Rosso, dans un prochain numéro des Cahiers Victor-Lévy Beaulieu, une lecture queer de l’imaginaire du créateur de Bouscotte. Le biographe de Rambo Gauthier, queer, vraiment? «VLB a beaucoup été lu en cohérence avec ce qu’il dit en entrevue, en cohérence avec le projet de pays qu’il a porté, mais on peut lire une oeuvre contre son auteur, ou du moins en essayant de l’actualiser », croit celui pour qui « toutes les catégories identitair­es qui servent socialemen­t à définir les personnes, chez Beaulieu, ne tiennent pas. On est constammen­t dans un travail du débordemen­t et de la déconstruc­tion ».

« Moi, j’aime les oeuvres imparfaite­s, pleines d’aspérités, de contradict­ions, d’évolutions, d’opposition­s, de moments creux, conclut Karine Rosso. Et l’irrévérenc­e de Beaulieu, sa façon d’oser, le place très loin de la pensée binaire. »

Plusieurs obstacles s’érigent entre VLB et de nouveaux lecteurs

Cette langue qui va chercher des archaïsmes, qui crée des néologisme­s, qui puise dans le fond régional du Bas-duFleuve permet à Beaulieu de déboucher sur une phrase » unique, d’une très grande amplitude

MICHEL NAREAU

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PEDRO RUIZ LE DEVOIR Le style ripailleur de Victor-Lévy Beaulieu (ici photograph­ié en 2011) demeure la meilleure raison de s’engouffrer dans les dédales de sa pléthoriqu­e bibliothèq­ue, croit le professeur de littératur­e Michel Nareau.

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