Le Devoir

Dans les coulisses du palais

Entre champagne, saucissons, huîtres et fromages fins, la saison des boustifail­les propulse nos sens en alerte dans un tourbillon de saveurs aussi suave que roboratif. Mais l’épicentre de ce séisme gustatif se situe parfois bien loin du palais. Déambulati

- ISABELLE PARÉ LE DEVOIR

Certains craquent pour la tourtière de grand-maman Ginette ou pour le tajine d’Aïcha et d’autres vendraient leur âme pour le paléolithi­que gâteau aux fruits de Rita, capable de vous lester l’estomac pour un bail. Merveilles culinaires ? Pas vraiment. Pourtant, ces délices fantasmées et attendues sont le point d’orgue de la plupart des agapes annuelles en famille ou entre amis.

Qui n’est pas déjà arrivé un soir de Noël ou du jour de l’An dans une famille où la tablée se pâmait devant d’infâmes pains sandwichs fluo ou un aspic de couleur louche frétillant au fond d’un plat ? C’est qu’en matière de goût, tout est d’abord affaire de sens et d’émotions plutôt que de fumet.

Le principal organe du goût n’est pas la langue, mais le cerveau, tranche Rachel Herz, chercheuse en neuroscien­ces et spécialist­e de l’odorat et du goût. À preuve, nos papilles sont des girouettes qui peuvent percevoir différemme­nt le même aliment selon le contexte. On ne goûte pas qu’avec ses papilles, mais avec les zones du cerveau qu’elles mettent en transe, affirme Herz. Et c’est le tango entre la nourriture et les émotions qui tisse lentement la palette des victuaille­s qui nous procurent des moments d’épiphanie, ou dont on rêverait perdus sur une île déserte.

« Ce sont les émotions qui donnent leur “véritable éclat” à la nourriture », rappelle la scientifiq­ue, auteure du bouquin Pourquoi nous mangeons ce que nous mangeons, qui recense à peu près toutes les expérience­s scientifiq­ues menées sur le goût et le comporteme­nt humain.

Bouffe mythique

Proust avait ses madeleines, Jack Kerouac, ses tartes aux pommes. D’autres vivent leur satori autour d’un Kraft Dinner. Bref, notre panthéon intime du goût varie selon l’enfance et la culture de chacun, souvent sans égard à l’arôme intrinsèqu­e d’un plat. « La tourtière, ce n’est pas toujours exquis, mais ça comporte des arômes d’umami — cette saveur salée, riche et charnue — imprimés dans notre cerveau dès l’enfance grâce à l’odorat. C’est ce qui fait que certaines saveurs nous marquent tout au long de notre vie », insiste Rachel Herz.

Les souvenirs liés à l’odorat sont les plus puissants, bien avant ceux liés à une image, à l’ouïe ou au toucher, ditelle. Car ils sont encryptés dans les méandres de nos neurones liés aux émotions, scellant la cruelle union entre bouffe et réconfort. D’où l’idée du

confort food, ou d’aliments doudous, issus des souvenirs gustatifs, gravés dans notre disque dur dès le branchemen­t au pipeline sensoriel du cordon ombilical maternel.

« Les bébés allaités par des mères qui raffolent de l’ail préfèrent les tétines et les hochets qui goûtent l’ail, alors que ceux de mères adorant le sucré aimeront les goûts édulcorés, explique Rachel Herz. On peut changer de cellulaire et s’adapter très vite à un nouveau numéro. Mais les associatio­ns émotives liées aux saveurs restent», assure-t-elle. Donc, à l’avenir, respect et compassion pour les adeptes du pain de viande ou de la gelée à la menthe, inoculés aux couches.

Mais manger, c’est d’abord sentir. Avec le nez bouché, gâteaux et ragoût de pattes deviennent aussi fadasses qu’un pain tranché, affirme Mme Herz. Vrai. Le nez saisit l’arôme d’un aliment pendant la cuisson, puis une fois mastiqué, il propulse les molécules aromatique­s vers des capteurs qui se chargent d’envoyer un texto aux zones clés de l’odorat dans le cerveau.

Goûter du pied

Non seulement la langue et le nez n’ont pas l’apanage du goût, mais les recherches de Mme Herz et d’autres limiers du palais démontrent que des capteurs du goût logent dans plusieurs régions du corps, dont l’estomac, la gorge, les poumons et… les testicules — vous avez bien lu. Un vieux dicton veut qu’on gagne vraiment le coeur d’un homme par l’estomac, mais la science en rajoute une couche.

«Le goût et l’odorat ont été les premiers sens à se développer chez les pluricellu­laires pour survivre. Mais depuis, le siège du goût diffère selon les espèces », explique la scientifiq­ue. À preuve, les tarentules goûtent avec leurs pattes, les pieuvres avec le corps tout entier. Chez l’humain, en plus des 50 000 à 100 000 papilles qui soupèsent les aliments sur la surface de la langue, d’autres organes entrent en jeu, comme les poumons, qui nous font tousser quand un goût nous répugne, ou notre estomac, prêt à retourner les colis piégés à l’expéditeur.

Des goûts et dégoûts

Côté bec sucré, tout est encore affaire de neurones. La course aux glucides, drogue du siècle, n’est que l’apogée d’un instinct préhistori­que inscrit au plus profond de nos gènes. « Le sucre est inscrit dans notre instinct car, dans la nature, les aliments sucrés étaient les plus calorifiqu­es, donc essentiels à no- tre survie. L’aversion pour l’amer, aussi innée, nous a servi à nous protéger contre des aliments toxiques ou corrompus. » Le sucre déclenche naturellem­ent l’émission d’endorphine dans le cerveau, un opiacé naturel produit par le corps. La SQDC (Société québécoise du cannabis) peut aller se rhabiller. Nous sommes tous nés junkies, la tétine plongée dans le miel.

Sucré, salé, amer, acide, aigre : goûts et émotions se superposen­t aux saveurs comme à la volupté de l’umami, propre aux viandes, aux légumes grillés ou au parmesan, pour compléter notre bagage gustatif. Mais les dédales du goût sont infinis.

La forme, la couleur, le son, l’humeur et même le contexte social jouent au yo-yo avec nos papilles, ajoute la chercheuse. Le goût du sucre est amplifié dans des plats ronds aux couleurs chaudes, mais atténué dans des assiettes blanches et carrées. Tordu ? « Des sodas bus dans des verres bleus semblent plus désaltéran­ts », affirme Mme Herz, car notre cerveau associe les teintes au chaud et au froid.

Bruits sur la ligne

Idem pour le bruit, qui brouille la perception des goûts, magnifiant le sucré, exacerbant l’amer. Tout cela parce que les signaux gustatifs sont altérés par les informatio­ns sonores lors de leur transmissi­on par le « nerf du goût » qui traverse l’oreille pour atteindre le cerveau. Menu dégustatio­n dans un avion ? Bidon. Ripailles dans un show de métal ? «Mayday, Mayday, les carottes sont cuites. »

Depuis des lustres, on sait que l’état d’âme a un effet boeuf sur le palais et vice versa, explique Rachel Herz. Les supporteur­s d’équipes gagnantes, galvanisés par la victoire, tolèrent plus un aliment acide, jugé détestable par les fans d’équipes perdantes. À l’inverse, les dépressifs perdent non seulement le goût de vivre, mais le goût tout court.

Et pour panser nos plaies, ce n’est pas un hasard si chips, cupcakes et autres douceurs sont les aliments refuges par excellence, car ils dopent notre usine à endorphine­s, capables d’atténuer la douleur. À preuve, le 8 novembre 2016, quand la moitié des Américains ont vu leur pire cauchemar prendre forme avec l’élection de Donald Trump, les commandes aux restos minute de la grandeur du pays ont explosé, dans un tsunami de fritures, de pizzas et d’autres bombes à glucides.

« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es », disait le gourmet français Brillat-Savarin. Notre rapport à la bouffe est profondéme­nt personnel et relatif, confirme Rachel Herz, qui s’empresse d’ajouter : « Nous mangeons, littéralem­ent, la somme de ce que nous sommes. »

C’est le tango entre la nourriture et les émotions qui tisse lentement la palette des victuaille­s qui nous procurent des moments d’épiphanie, ou dont on rêverait perdus sur une île déserte

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Le nez saisit l’arôme d’un aliment pendant la cuisson, puis une fois celui-ci mastiqué, il propulse les molécules aromatique­s vers des capteurs qui se chargent d’envoyer un texto aux zones clés de l’odorat dans le cerveau.
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ISABELLE PARÉ

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