Le Devoir

La fraude, éternelle participan­te

L’opposition redoute la mainmise du pouvoir sur le processus électoral. Machines à voter, organe de contrôle et date reportée instillent le doute.

- CÉLIAN MACÉ LIBÉRATION

Les signaux d’alarme lancés dans ce rapport [...] amènent à s’interroger sur les risques de manipulati­on des aspects techniques du processus électoral au profit des desseins politiques de Joseph Kabila

EXTRAIT DU RAPPORT ÉLECTIONS EN RDC, REPORTS ET SIGNAUX D’ALARME DE L’ONG THE SENTRY »

En République démocratiq­ue du Congo, l’élection est une course d’obstacles. Après un report in extremis du scrutin d’une semaine (du 23 au 30 décembre), le sprint final est barré par une triple haie. Première barrière : la date. Sera-t-elle tenue, alors que les autorités repoussent l’échéance depuis deux ans ? Les Congolais en doutent. La Commission électorale nationale indépendan­te (CENI) est censée avoir comblé son retard dans l’organisati­on et le déploiemen­t du matériel électoral en seulement sept jours. L’opposition a prévenu que tout nouveau décalage constituer­ait une « ligne rouge ».

Second obstacle : le déroulemen­t du scrutin. Ce triple vote (présidenti­el, législatif, provincial) tant attendu est hautement inflammabl­e. L’utilisatio­n de « machines à voter », surnommées « machines à tricher » par l’opposition, qui y voit des « boîtes noires » susceptibl­es de faciliter la fraude, est une première. Elle a finalement été acceptée par le candidat Martin Fayulu, l’un des favoris. Mais les partisans de l’opposition sont chauffés à blanc, tandis que les forces de sécurité congolaise­s seront omniprésen­tes le jour du vote. De quoi redouter des incidents. Or, un scrutin trop chaotique serait synonyme d’annulation ou de nouveau report.

Enfin, la troisième épreuve sera l’annonce des résultats. Les deux principaux candidats de l’opposition sont persuadés de l’emporter sur l’héritier de Joseph Kabila, Emmanuel Ramazani Shadary. Après dix-sept ans à la tête de l’État, le président, ayant atteint la limite des deux mandats (le dernier a officielle­ment pris fin en décembre 2016), a renoncé à se présenter cet été, sous pression de la communauté internatio­nale et de la société civile congolaise. « Il est impossible que le candidat de la continuité du régime soit élu », affirme l’opposant Félix Tshisekedi, qui a appelé sa base à « refuser les résultats » si Shadary était proclamé vainqueur du seul et unique tour.

Observateu­rs refusés

L’enjeu du décompte des votes sera crucial. Le niveau de confiance des Congolais envers la CENI est à peu près nul, tant l’instance censément indépendan­te est apparue, au fil des mois, sous influence directe du gouverneme­nt. L’ONG The Sentry a détaillé ses manquement­s dans une étude en septembre (Élections en RDC, reports et signaux d’alarme) : « Les signaux d’alarme lancés dans ce rapport — de l’attributio­n des marchés […] aux failles de sécurité en passant par l’opacité du budget — amènent à s’interroger sur les risques de manipulati­on des aspects techniques du processus électoral au profit des desseins politiques de Joseph Kabila et mettent en évidence l’absence d’une volonté politique d’organiser des élections crédibles. »

Les habituels observateu­rs électoraux de l’Union européenne et de la Fondation Carter ont été refusés par le régime. L’appui de la mission de l’ONU en RDC (MONUSCO) a aussi été décliné. Qui reste-t-il pour surveiller les 75 000 bureaux de vote — regroupés dans 20 000 centres de vote ? L’Église, comme souvent au Congo. Avec 42 000 observateu­rs, la Conférence épiscopale nationale du Congo (CENCO) dispose du réseau le plus étendu. Ils feront remonter les éventuels incidents et les résultats affichés après le dépouillem­ent par un formulaire numérique et une copie des procès-verbaux. En 2011, faute de données suffisante­s, la CENCO ne s’était pas aventurée à annoncer des scores, mais l’archevêque de Kinshasa avait affirmé que les résultats n’étaient « conformes ni à la vérité ni à la justice ». Cette année, elle a renforcé son dispositif. À Kinshasa, un centre d’appels de 400 personnes conseiller­a les observateu­rs de terrain et leur permettra de transmettr­e oralement les résultats en cas de coupure d’Internet.

«C’est l’une de nos craintes: l’état des réseaux de télécommun­ications », pointe Luc Lutala, de la Synergie des missions d’observatio­n citoyennes (Symocel). Cet autre organisme de surveillan­ce des élections, financé par l’Union européenne, déploiera 20 000 observateu­rs dimanche, de préférence dans les bureaux où la CENCO n’est pas présente. Eux transmettr­ont les résultats par SMS codés, puis par formulaire papier. « Notre première inquiétude est celle du fichier électoral : 7 millions de personnes, soit 16% des votants, ont été inscrites sans empreintes digitales. On ne sait même pas si ces électeurs existent, et la CENI a refusé un audit citoyen du fichier, explique Luc Lutala. Ensuite, il y a la question de la machine à voter : la Symocel a toujours demandé un consensus sur ce sujet. Or, la CENI est passée en force. »

Données

Depuis six mois, la machine à voter de fabricatio­n sud-coréenne n’en finit pas de faire débat. Elle a l’apparence d’un grand écran tactile dans lequel l’électeur insère un papier cartonné. Après avoir fait son choix en tapotant sur l’appareil pour chacun des trois scrutins, il récupère son bulletin imprimé, puis le dépose dans une urne. À la clôture du scrutin, celle-ci est vidée, et le comptage des voix est effectué. Pourtant, l’opposition reste suspicieus­e. Les résultats proclamés reposeront-ils sur ce décompte manuel (surveillé par les observateu­rs) ou bien sur les chiffres envoyés électroniq­uement par l’ordinateur ?

Les machines dotées d’une technologi­e VSAT (connexion satellitai­re) et équipées de cartes SIM permettent une transmissi­on automatiqu­e des données jusqu’aux centres locaux de compilatio­n, ou jusqu’à Kinshasa. «Les machines resteront déconnecté­es pendant les opérations de vote », a promis le président de la CENI, lundi, dans une entrevue à TV5 Monde. Avant toutefois de préciser : « Après l’affichage des résultats, en cas de besoin, si on veut les transmettr­e [électroniq­uement], on le fera. Mais les résultats annoncés seront ceux issus du comptage manuel. » L’instance promet des tendances sous quarante-huit heures, et une annonce des résultats provisoire­s le 6 janvier.

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JUNIOR D. KANNAH AGENCE FRANCE-PRESSE Des partisans de l’opposition réunis à Kinshasa portent un cercueil disant «Adieu à la machine à voter» pour protester contre un processus électoral qu’ils estiment frauduleux.
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Emmanuel Ramazani Shadary
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Félix Tshisekedi
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Martin Fayulu

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