Le Devoir

La quadrature du cercle du Bye Bye

Comment rire tous ensemble quand on ne vit plus les mêmes choses tous ensemble ?

- PHILIPPE PAPINEAU

Le Québec — et l’humour — de 1968 n’est plus du tout celui de 2018. Mais 50 ans plus tard, le Bye Bye, de loin le plus grand et le plus populaire rituel de notre télévision, est condamné à faire rire des millions de personnes… qui vivent de moins en moins les mêmes choses. Cette année, pour une troisième fois de suite, c’est le tandem formé du producteur Guillaume Lespérance et du réalisateu­r Simon-Olivier Fecteau qui s’attaque à la création du grand rendez-vous de la veille du jour de l’An. Une large brochette de comédiens d’aujourd’hui et d’antan sera de l’alignement pour souffler les 50 bougies de ce concept qui a même eu des précurseur­s dès la fin des années 1950.

Bien de l’eau a coulé sous les ponts depuis, mais bon an mal an, le Bye Bye revient nous raconter notre année commune. Si une telle chose existe encore.

«Ce qui arrive, c’est qu’il y a un morcelleme­nt, résume Guillaume Lespérance, qui produit aussi Tout le monde en parle et Un souper presque parfait. Quand on fait référence à des trucs, même s’ils ont été excessivem­ent connus, ce n’est pas comme dans les années 1970, 1980 ou même 1990, où tout le monde écoutait les mêmes émissions. Il y avait peu de programmes, il y avait moins de choix, il n’y avait pas l’option d’écouter des séries étrangères. Les références étaient beaucoup plus faciles, et j’imagine, jusqu’à un certain point, que ce devait être plus facile pour les créateurs de l’époque. »

Voilà un point de vue que partage Pierre Barrette, le directeur de l’École des médias de l’UQAM, qui a étudié le phénomène du Bye Bye et qui en parle dans le cours OEuvres marquantes en télévision. «L’exercice est difficile pour cette raison-là. On se retrouve au Bye Bye avec au moins quatre millions de personnes devant leur téléviseur, mais c’est quatre millions de personnes qui ne sont jamais en même temps en train de regarder les mêmes émissions le reste de l’année.»

Aux yeux de M. Barrette, qui est aussi codirecteu­r du Laboratoir­e de recherche sur la culture de grande consommati­on et la culture médiatique au Québec, le Bye Bye doit de nos jours résoudre la quadrature du cercle, en quelque sorte. «Nécessaire­ment, on doit être très conformist­es, et en même temps, si on est très conformist­es, on n’est pas drôles. Donc il y a une ligne, qui est fine comme la tranche d’un rasoir, sur laquelle on doit se tenir. »

Le producteur du Bye Bye explique, par exemple, que certains

sketches font référence à des émissions vues par quelque 700 ou 800 000 Québécois. Ce qui est un nombre impression­nant dans les cotes d’écoute d’aujourd’hui, « mais il reste qu’il y a cinq ou six millions de personnes qui n’ont pas vu ça. Le défi, c’est qu’il faut quand même que le sketch soit drôle et pertinent. Et si tu as la référence en plus, c’est la cerise sur le sundae .»

S’adapter et ajouter un filtre ?

Lespérance et toute l’équipe du Bye Bye 2018 travaillen­t donc sans « ligne éditoriale», et visent le plus large possible, au-delà de leurs propres goûts — en quelque sorte au-delà de leurs propres algorithme­s.

«Ça devient complexe. On ne peut pas tout faire. Des fois, on ne trouve pas d’angle comique, mais l’idée, c’est qu’il faut que ça plaise autant à mon fils de 9 ans et à ma tante qui habite en région qu’à mon voisin hipster. C’est le but ultime. Est-ce qu’on y arrive? C’est pas à moi de faire le bulletin de nos résultats, mais c’est ce qu’on vise en tout cas. »

Pour Pierre Barrette, c’est beaucoup pour ça que, dans les dernières éditions du Bye Bye, tout ou presque passe par le filtre de la médiatisat­ion. Alors que dans les années 1970, la populaire émission était pavée de la «politique institutio­nnelle», de ses personnali­tés et des conflits sociaux, voire syndicaux, ses versions modernes ont su rester pertinente­s en faisant passer les événements marquants à travers un autre filtre, comme la télé ou la publicité.

«L’humour a changé, la société québécoise a changé, la compositio­n de la société québécoise a changé, mais le Bye Bye reste, dit Barrette. Il peut se permettre de rester parce qu’il se transforme lui aussi. Il devient autre chose avec le temps. »

Rire de tout ?

Comment amener un gag, c’est une chose, mais le sujet c’en est une autre. Après quelques segments plus controvers­és dans les dix dernières années, le producteur actuel du Bye Bye marche-t-il sur des oeufs?

« Je suis un peu à contre-courant par rapport à ce discours-là, dit Guillaume Lespérance. On ne passe pas notre temps à se censurer ou à se faire censurer. La culture, c’est quelque chose qui évolue, la manière de faire rire les gens aussi, mais je me sens pas du tout limité dans notre création. SimonOlivi­er et moi, on n’est pas frustrés, ce qu’on veut faire, on le fait.»

Tracer la ligne du bon goût reste complexe — d’autant que cette ligne est aussi floue et multiple que les publics du Bye Bye. Lespérance lance par exemple qu’il n’y aurait pas de problème à rire de quelqu’un qui est homosexuel, mais qu’il ne rirait « absolument pas» de quelqu’un parce qu’il est homosexuel.

«La journée où on va avoir peur d’avoir peur, on ne fera plus rien, explique-t-il d’un ton calme. L’humour implique tout le temps des risques, on essaie des choses, et c’est au public de déterminer c’est quoi la limite, et nous ramener à l’ordre de temps en temps. Ça fait partie de ce grand jeu-là que de faire un Bye Bye .»

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PHOTOS ARCHIVES RADIO-CANADA Marc Labrèche incarne une Céline Dion survitamin­ée dans l’édition 2017 du Bye Bye.
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Le Bye Bye en trois temps: en 1983 (avec Michel Forget, Dominique Michel, Pauline Martin et Normand Chouinard), en 1987 (avec Normand Chouinard, Véronique Le Flaguais, Michèle Deslaurier­s et Yves Jacques) et en 2007, avec la gang de Rock et Belles Oreilles.
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