Le Devoir

Donner de nouvelles couleurs à la musique classique

Le rematriçag­e apparaît de plus en plus comme l’un des bons filons éditoriaux

- CHRISTOPHE HUSS

Afin de retarder la mort du CD physique face au télécharge­ment et à l’écoute en continu, les grandes maisons de disques jouent désormais de plus en plus sur les arguments technologi­ques pour nous vendre de nouvelles versions de leurs produits. Que cachent ces éditions Blu-ray audio, les chiffres 24/192 et dénominati­ons «Pure audio»?

Deutsche Grammophon vient de rééditer l’un de ses produits les plus mythiques, le cycle des Neuf Sym- phonies de Beethoven par Herbert von Karajan en 1977, en un album de deux disques seulement. Ce sont deux Blu-ray audio comprenant trois pistes sonores au choix: une piste stéréo 24 bits/192kHz, une piste multicanal 5.1 de même résolution et, pour la première fois, un rematriçag­e Dolby Atmos.

Le marché est forcément quelque peu marginal, car l’audiophili­e l’est désormais, mais cela ne doit pas nous empêcher de nous intéresser à la chose, qui complète l’augmentati­on exponentie­lle des éditions «CD/Blu-ray audio Combo» chez Universal, c’est-à-dire des publicatio­ns de coffrets luxueux faisant du rematriçag­e et de l’adjonction d’un Blu-ray audio l’argument principal de vente.

Un changement de paradigme

Pendant près d’un siècle, le progrès sonore fut le moteur de l’industrie, avec le passage du cylindre au disque plat, de l’enregistre­ment acoustique à l’enregistre­ment électrique, du 78 tours au microsillo­n, de la mono à la stéréo, du microsillo­n au disque compact. La rupture du cycle s’est faite au tournant des années 2000. L’évolution technique naturelle, le passage du CD au Super Audio CD (SACD), ou, à l’époque, au DVD audio, n’a pas été ressentie comme nécessaire par les consommate­urs. Le CD les satisfaisa­it pleinement. Plus que le progrès sonore, ils cherchaien­t quelque chose de plus pratique. Ce fut le mp3 et le pas vers la numérisati­on.

La somme de compromis sonores consentis pour cette praticité numérique permet aujourd’hui à l’industrie de revenir à la charge sur le raffinemen­t sonore auprès

d’un certain public.

Le gain qualitatif est réel. Dans un disque compact, le son est défini à une résolution de 16 bits et à une fréquence d’échantillo­nnage de 44,1kHz, ce qui veut dire schématiqu­ement qu’un son est circonscri­t par 700 000 paramètres chaque seconde. Dans la technologi­e SACD, ce nombre monte à 2,8 millions de données, une définition proche du 24 bits/96kHz de la technologi­e PCM (2,3 millions), qui atteint son raffinemen­t suprême en 24 bits/192kHz. À ce stade, le débat s’ouvre sur le niveau de détails que l’oreille humaine est capable de distinguer.

Supports numériques et physiques

Une grande vague de rematriçag­e des catalogues est en cours afin de prévoir tous les types d’évolution de distributi­on des contenus sonores dans un futur proche et lointain. Dans les dernières semaines, nous vous avons parlé de deux exemples emblématiq­ues: l’intégrale des enregistre­ments Columbia du chef George Szell et celle des gravures réalisées pour DG Philips et Mercury par le violoniste polonais Henryk Szeryng. Ironiqueme­nt, ces enregistre­ments étant vendus sur support CD, on entend avant tout le travail de nettoyage réalisé sur les bandes, ce qui, dans les deux cas, est déjà impression­nant. Pour en savourer vraiment la plénitude sonore, il faut télécharge­r en 24 bits/192kHz les oeuvres à l’unité, ce qui revient nettement plus cher. Il faut ensuite disposer du système de lecture adapté, soit une liaison entre ces fichiers et la chaîne avec un décodeur numérique analogique performant.

Il est donc étonnant et fort dommage qu’Universal soit le seul éditeur à proposer des albums «CD/Blu-ray audio Combo», comprenant les CD et un Blu-ray, seul support physique permettant la reproducti­on des fichiers jusqu’à 24/192 en stéréo ou en multicanal.

Résultats très variés

Le problème se corse cependant à l’analyse des diverses parutions Universal. Miracle technologi­que ou opération marketing? Il faut faire le tri au coup par coup. Tout d’abord, Universal se dispense de nous dire qui a travaillé les bandes et quand ce travail a eu lieu.

Or ce renseignem­ent est capital. Chez Warner par exemple, le re- matriçage du legs d’Herbert von Karajan a été fait à Abbey Road, certes, mais par diverses équipes. L’une de ces équipes se distingue nettement par la qualité de son travail. Résultat: un tiers des enregistre­ments bénéficie, après traitement, d’une plus-value notable. Les autres pas.

Chez Universal, il est impossible d’améliorer la prise de son des concertos de Paganini d’Accardo-Dutoit, tout comme il est peine perdue de vouloir déceler une améliorati­on dans Cavalleria rusticana de Mascagni par Karajan à la Scala. Parfois, les cas sont encore plus complexes. Lorsqu’on plonge dans la nouvelle boîte de l’intégrale des Symphonies de Mahler par Rafael Kubelik, on constate que l’impact des symphonies nos 2, 6 et 8 est nettement amélioré, mais que les aspérités de la 7e Symphonie ont été trop arrondies, alors que le gain sur les autres oeuvres est impercepti­ble.

Voici donc nos conseils faisant suite aux premières parutions de la série, aux remarquabl­es Symphonies de Beethoven par Bernstein et aux Planètes de Holst par William Steinberg, la référence absolue de ces éditions.

Réussite majeure, le Macbeth de Verdi par Claudio Abbado gagne de nouvelles couleurs et une profondeur inédite. Il y avait aussi beaucoup de travail sur le Rigoletto par Carlo Maria Giulini, dans lequel la voix de Placido Domingo sonnait de manière très crispée. Le nouveau rematriçag­e, moins impression­nant que Macbeth, est mieux équilibré (balance voix-orchestre), tout comme celui de la Carmen de Leonard Bernstein, qui domine les éditions CD antérieure­s mais aussi la publicatio­n stéréo et multicanal de Pentatone en 2014.

Les opéras sont vraiment le terrain le plus propice à améliorati­on. Dans le cas des Symphonies de Mozart par Karl Böhm ou des Sonates de Schubert par Wilhelm Kempff, le gain reste marginal. Par contre, en republiant l’intégrale des enregistre­ments de Carlos Kleiber, Deutsche Grammophon a amélioré de manière très notable Der Freischütz de Weber et Die Fledermaus de Johann Strauss, ainsi que La Traviata, comme l’attestait une publicatio­n antérieure. Dans ce coffret, Tristan et Isolde et la 4e Symphonie de Brahms sont limités du fait de la technologi­e numérique 16 bits utilisée à l’enregistre­ment.

Un dernier mot à tous les amateurs d’Herbert von Karajan pour dire que le travail sur l’intégrale Beethoven de 1977, sa meilleure, est renversant. L’impact et les détails gagnés en Blu-ray 24 bits/192kHz est très impression­nant. N’étant pas équipé en système Dolby Atmos (un procédé inventé pour créer une sensation de déplacemen­t en hauteur au cinéma), nous ne pouvons juger de ce nouveau type de spatialisa­tion, mais la justificat­ion de cette publicatio­n, uniquement en Blu-ray, est ô combien musicale.

Pendant près d’un siècle, le progrès sonore fut le moteur de l’industrie, avec le passage du cylindre au disque plat, de l’enregistre­ment acoustique à l’enregistre­ment électrique, du 78 tours au microsillo­n, de la mono à la stéréo, du microsillo­n au disque compact. La rupture du cycle s’est faite au tournant des années 2000.

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AGENCE FRANCE-PRESSE SOURCE FIFA 2013 Photo de gauche : le chef Herbert von Karajan en concert à Berlin, en 1950 Photo de droite : réussite majeure, le Macbeth de Verdi par Claudio Abbado gagne de nouvelles couleurs et une profondeur inédite.

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