Donner de nouvelles couleurs à la musique classique
Le rematriçage apparaît de plus en plus comme l’un des bons filons éditoriaux
Afin de retarder la mort du CD physique face au téléchargement et à l’écoute en continu, les grandes maisons de disques jouent désormais de plus en plus sur les arguments technologiques pour nous vendre de nouvelles versions de leurs produits. Que cachent ces éditions Blu-ray audio, les chiffres 24/192 et dénominations «Pure audio»?
Deutsche Grammophon vient de rééditer l’un de ses produits les plus mythiques, le cycle des Neuf Sym- phonies de Beethoven par Herbert von Karajan en 1977, en un album de deux disques seulement. Ce sont deux Blu-ray audio comprenant trois pistes sonores au choix: une piste stéréo 24 bits/192kHz, une piste multicanal 5.1 de même résolution et, pour la première fois, un rematriçage Dolby Atmos.
Le marché est forcément quelque peu marginal, car l’audiophilie l’est désormais, mais cela ne doit pas nous empêcher de nous intéresser à la chose, qui complète l’augmentation exponentielle des éditions «CD/Blu-ray audio Combo» chez Universal, c’est-à-dire des publications de coffrets luxueux faisant du rematriçage et de l’adjonction d’un Blu-ray audio l’argument principal de vente.
Un changement de paradigme
Pendant près d’un siècle, le progrès sonore fut le moteur de l’industrie, avec le passage du cylindre au disque plat, de l’enregistrement acoustique à l’enregistrement électrique, du 78 tours au microsillon, de la mono à la stéréo, du microsillon au disque compact. La rupture du cycle s’est faite au tournant des années 2000. L’évolution technique naturelle, le passage du CD au Super Audio CD (SACD), ou, à l’époque, au DVD audio, n’a pas été ressentie comme nécessaire par les consommateurs. Le CD les satisfaisait pleinement. Plus que le progrès sonore, ils cherchaient quelque chose de plus pratique. Ce fut le mp3 et le pas vers la numérisation.
La somme de compromis sonores consentis pour cette praticité numérique permet aujourd’hui à l’industrie de revenir à la charge sur le raffinement sonore auprès
d’un certain public.
Le gain qualitatif est réel. Dans un disque compact, le son est défini à une résolution de 16 bits et à une fréquence d’échantillonnage de 44,1kHz, ce qui veut dire schématiquement qu’un son est circonscrit par 700 000 paramètres chaque seconde. Dans la technologie SACD, ce nombre monte à 2,8 millions de données, une définition proche du 24 bits/96kHz de la technologie PCM (2,3 millions), qui atteint son raffinement suprême en 24 bits/192kHz. À ce stade, le débat s’ouvre sur le niveau de détails que l’oreille humaine est capable de distinguer.
Supports numériques et physiques
Une grande vague de rematriçage des catalogues est en cours afin de prévoir tous les types d’évolution de distribution des contenus sonores dans un futur proche et lointain. Dans les dernières semaines, nous vous avons parlé de deux exemples emblématiques: l’intégrale des enregistrements Columbia du chef George Szell et celle des gravures réalisées pour DG Philips et Mercury par le violoniste polonais Henryk Szeryng. Ironiquement, ces enregistrements étant vendus sur support CD, on entend avant tout le travail de nettoyage réalisé sur les bandes, ce qui, dans les deux cas, est déjà impressionnant. Pour en savourer vraiment la plénitude sonore, il faut télécharger en 24 bits/192kHz les oeuvres à l’unité, ce qui revient nettement plus cher. Il faut ensuite disposer du système de lecture adapté, soit une liaison entre ces fichiers et la chaîne avec un décodeur numérique analogique performant.
Il est donc étonnant et fort dommage qu’Universal soit le seul éditeur à proposer des albums «CD/Blu-ray audio Combo», comprenant les CD et un Blu-ray, seul support physique permettant la reproduction des fichiers jusqu’à 24/192 en stéréo ou en multicanal.
Résultats très variés
Le problème se corse cependant à l’analyse des diverses parutions Universal. Miracle technologique ou opération marketing? Il faut faire le tri au coup par coup. Tout d’abord, Universal se dispense de nous dire qui a travaillé les bandes et quand ce travail a eu lieu.
Or ce renseignement est capital. Chez Warner par exemple, le re- matriçage du legs d’Herbert von Karajan a été fait à Abbey Road, certes, mais par diverses équipes. L’une de ces équipes se distingue nettement par la qualité de son travail. Résultat: un tiers des enregistrements bénéficie, après traitement, d’une plus-value notable. Les autres pas.
Chez Universal, il est impossible d’améliorer la prise de son des concertos de Paganini d’Accardo-Dutoit, tout comme il est peine perdue de vouloir déceler une amélioration dans Cavalleria rusticana de Mascagni par Karajan à la Scala. Parfois, les cas sont encore plus complexes. Lorsqu’on plonge dans la nouvelle boîte de l’intégrale des Symphonies de Mahler par Rafael Kubelik, on constate que l’impact des symphonies nos 2, 6 et 8 est nettement amélioré, mais que les aspérités de la 7e Symphonie ont été trop arrondies, alors que le gain sur les autres oeuvres est imperceptible.
Voici donc nos conseils faisant suite aux premières parutions de la série, aux remarquables Symphonies de Beethoven par Bernstein et aux Planètes de Holst par William Steinberg, la référence absolue de ces éditions.
Réussite majeure, le Macbeth de Verdi par Claudio Abbado gagne de nouvelles couleurs et une profondeur inédite. Il y avait aussi beaucoup de travail sur le Rigoletto par Carlo Maria Giulini, dans lequel la voix de Placido Domingo sonnait de manière très crispée. Le nouveau rematriçage, moins impressionnant que Macbeth, est mieux équilibré (balance voix-orchestre), tout comme celui de la Carmen de Leonard Bernstein, qui domine les éditions CD antérieures mais aussi la publication stéréo et multicanal de Pentatone en 2014.
Les opéras sont vraiment le terrain le plus propice à amélioration. Dans le cas des Symphonies de Mozart par Karl Böhm ou des Sonates de Schubert par Wilhelm Kempff, le gain reste marginal. Par contre, en republiant l’intégrale des enregistrements de Carlos Kleiber, Deutsche Grammophon a amélioré de manière très notable Der Freischütz de Weber et Die Fledermaus de Johann Strauss, ainsi que La Traviata, comme l’attestait une publication antérieure. Dans ce coffret, Tristan et Isolde et la 4e Symphonie de Brahms sont limités du fait de la technologie numérique 16 bits utilisée à l’enregistrement.
Un dernier mot à tous les amateurs d’Herbert von Karajan pour dire que le travail sur l’intégrale Beethoven de 1977, sa meilleure, est renversant. L’impact et les détails gagnés en Blu-ray 24 bits/192kHz est très impressionnant. N’étant pas équipé en système Dolby Atmos (un procédé inventé pour créer une sensation de déplacement en hauteur au cinéma), nous ne pouvons juger de ce nouveau type de spatialisation, mais la justification de cette publication, uniquement en Blu-ray, est ô combien musicale.
Pendant près d’un siècle, le progrès sonore fut le moteur de l’industrie, avec le passage du cylindre au disque plat, de l’enregistrement acoustique à l’enregistrement électrique, du 78 tours au microsillon, de la mono à la stéréo, du microsillon au disque compact. La rupture du cycle s’est faite au tournant des années 2000.