Le Devoir

Lit de mort, livre de vie

Avec Le fleuve de la conscience, Oliver Sacks nous lègue un dernier message

- ALEXIS RIOPEL

Condamné par un cancer déployant ses métastases, c’est pourtant d’ennui qu’Oliver Sacks a souffert lors de ses dernières semaines. L’éminent neurologue, naturalist­e, historien et auteur ne pouvait plus lire ni écrire de manière soutenue, écrasé par la fatigue. À son chevet se relayaient ses amis qui venaient lui réciter des extraits de ses oeuvres préférées, raconte son compagnon de la dernière décennie de sa vie, l’essayiste Bill Hayes.

Pour tuer l’ennui de mourir, Oliver Sacks eut l’idée, un après-midi d’août 2015, de choisir une dizaine d’essais scientifiq­ues qu’il avait rédigés au fil des ans et d’en faire un recueil. En découle Le fleuve de la conscience, récemment publié en version française. Cet ouvrage génial témoigne de l’érudition immense de Sacks, qui écrit aussi facilement sur l’histoire évolutive des orchidées, la découverte de l’oxygène, les neuroscien­ces modernes ou le syndrome de La Tourette.

On pourrait croire à première vue que ce grand amoureux de la musique a ici composé une collection d’essais manquant d’harmonie. Or, il n’en est rien. Un élément auquel il fait allusion dans son texte sur la perception temporelle reviendra lorsqu’il sera question de la conscience. Son analyse de la créativité scientifiq­ue se nourrit du chapitre sur la faillibili­té de la mémoire. Les liens se tissent, naturellem­ent, dans notre esprit. En toile de fond, de nombreuses allusions à sa curiosité enfantine, qui semblent acquérir encore plus de puissance lorsque racontées par un vieil homme.

Sacks a écrit toute sa vie, et dès la fin de son adolescenc­e. En contrepart­ie, son métier de médecin lui assurait un contact avec l’humain. À l’intersecti­on de ces deux passions se situe l’anecdote, médicale et personnell­e. Jamais il n’hésite à en faire usage pour enrichir ses récits. Sa pratique médicale s’en alimentait également: il lui arrivait d’aller fouiller dans les étalages les plus poussiéreu­x des bibliothèq­ues pour trouver des études de cas du XIXe siècle, «ces décennies génératric­es de tant de superbes descriptio­ns», à l’opposé de la littératur­e médicale moderne, trop sèche à son goût.

En fait, Oliver Sacks était un homme d’une autre époque. La rumeur veut qu’il n’ait pas écrit un seul courriel de sa vie. Dans Le fleuve, il livre un vibrant hommage aux grands scientifiq­ues l’ayant précédé, comme Charles Darwin, Sigmund Freud (qui a été un grand neurologue avant ses 40 ans, apprend-on) et William James, le père de la psychologi­e américaine — tous trois ayant, eux aussi, manié la plume avec passion. Parions que le temps consacrera également l’auteur de L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau (1988) dans ce panthéon des poètes de la science.

À l’issue du Fleuve de la conscience, on partirait volontiers à la découverte de l’océan entier. Heureuseme­nt, un nouveau recueil posthume de l’auteur paraîtra en anglais en avril prochain (Everything in Its Place: First Loves and Last Tales). Et toute l’oeuvre d’Oliver Sacks ne demande qu’à être lue ou relue.

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CHRIS MCGRATH AGENCE FRANCE-PRESSE Oliver Sacks livre un vibrant hommage aux scientifiq­ues l’ayant précédé.
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Le fleuve de la conscience ★★★★Oliver Sacks, Seuil, Paris, 2018,272 pages

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