Le Devoir

Arts visuels

La peintre n’a plus de galerie, mais travaille sur un étonnant corpus animalier

- JÉRÔME DELGADO COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

«J’essaie de faire du all-over, comme Pollock», explique une toujours rieuse Cynthia Girard devant un grand tableau aux couleurs riches et vives, et à la superficie bien remplie. Il fait partie des tableaux terminés, bien en vue dans son atelier. Dans un coin, quatre oeuvres de petits formats et ovales comme des camées, eux aussi complétés, offrent des portraits de différente­s espèces de chauves-souris.

«Quand on me demande ce que je fais, je dis: “je peins des chauves-souris”», clame l’artiste, qui aime bien mêler cultures savante et populaire.

Cynthia Girard n’a jamais suivi les courants. Elle en a peut-être lancé, par contre, comme celui de la fuite vers le nord de l’île. Parmi les premières à avoir établi son atelier sur l’avenue de Gaspé, avant l’éclosion de Pied Carré, la peintre a été aussi parmi les premières à… en déguerpir.

Aujourd’hui, l’écrivaine et professeur­e travaille seule dans un local près de l’ancienne gare Jean-Talon. C’est là que sont nés ses corpus exposés en 2017 et consacrés à l’économie (La main invisible), à la sexualité (Amour et anarchie) et à la satire (Nos maîtres les fous). C’est là qu’elle prépare sa prochaine série, autour d’un thème encore à définir, mais dont le motif central sera la chauve-souris.

Loin des courants, l’artiste presque cinquanten­aire nous reçoit dans son atelier, la tête pleine de questionne­ments. Pendant que d’autres afficherai­ent une grande assurance, elle, d’une belle sincérité, se montre hésitante.

«Depuis un an que je travaille sur les chauves-souris et je n’arrive pas à comprendre pourquoi. Je ne suis pas certaine que c’est intéressan­t. Je ne trouve pas le lien. Est-ce que je suis en train de faire de la peinture documentai­re?» s’interroge-t-elle.

Perplexe, Cynthia Girard vient pourtant de remporter une plus que réconforta­nte tape dans le dos, le prix Louis-Comtois, avec ses 7500$ à la clé et ses 2500$ en sus, destinés à la tenue d’une exposition. Octroyé par l’Associatio­n des galeries d’art contempora­in et par la Ville de Montréal, le prix Louis-Comtois récompense depuis 1991 les artistes dits en mi-carrière.

« Le prix, je l’apprécie. Il me donne une nouvelle voix. Mi-carrière? Ça veut dire qu’il me reste une autre moitié», remarque celle qui se voit « super active » jusqu’à 69 ans. « Je ne pensais pas qu’on aimait mon travail. C’est touchant. »

Peintre animalière

La peinture (et sculpture) de cette ancienne membre du centre Clark — celui-là même qui a amorcé en 2002 la migration des artistes vers le pôle de manufactur­es que représenta­it l’avenue de Gaspé — a souvent été empreinte d’une volonté de s’affranchir, voire de riposter aux normes.

La jeune Girard opte pour une peinture narrative au moment où on n’en fait plus. Alors que le XXIe siècle débute sur fond de mondialisa­tion, elle, elle propose la trilogie d’exposition­s Le Pavillon du Québec (20012003). Ses teintes, le rose par exemple, ont toujours détonné, ses références aussi. Il n’y a qu’elle pour citer, en peinture, Josée Yvon.

Les animaux fabuleux, puis réalistes, sont récents dans son oeuvre. La chauve-souris n’en est que la suite, un pas de plus. Sa proximité avec le monde animal se traduit depuis peu aussi dans son nom. Car il faudrait désormais écrire Cynthia Girard-Renard.

Elle croit d’ailleurs qu’elle tombe tranquille­ment dans la peinture animalière, sans regrets, mais avec des doutes. Qu’elle puisse se déclarer sans gêne dans la lignée d’une Rosa Bonheur (1822-1899), peintre naturalist­e, ou d’une Beatrix Potter (1866-1943), l’auteure de Peter Rabbit, traduit toute l’étendue de son programme.

«Peintre animalière, ça n’existe pas dans l’art contempora­in, mais c’est pertinent. C’est humble aussi. Je veux montrer que je ne suis pas juste dans la théorie», dit celle qui aimerait «informer», pousser la peinture en bas de son piédestal, la rendre « éducative ».

«J’essaie de faire ça. Mais à un moment donné, c’est la peinture qui gagne. [La figure] devient imaginaire, je ne peins pas trop réaliste», commente-t-elle.

L’animal queer

Espèce menacée, animal gothique, vampirisé ou mythologiq­ue, représenta­nt de la faune québécoise, la chauve-souris fascine Cynthia Girard pour plus d’une raison. Son intérêt pour les êtres hybrides, comme la licorne ou le narval, l’a amenée naturellem­ent vers le mammifère ailé.

Elle en est devenue une grande connaisseu­se et peut décliner ses caractéris­tiques et son importance, comme le rôle en agricultur­e de la grande brune, qui peut manger en une nuit tout son poids en insectes nuisibles.

«La chauve-souris est mal vue, parce qu’elle vit la nuit. On l’associe aux sorcières, elle a un corps autre, comme un oiseau, mais c’est un mammifère. L’étrangeté fait peur», résume-t-elle.

Pour l’artiste, il s’agit de l’animal queer par excellence, qu’elle n’hésite pas à défendre: «Je veux la peindre super combative, colorée, vivante. Ce qui a été exclu, je veux l’amener en avant. »

En dehors des courants, libre au point où elle-même a mis fin à son associatio­n avec Hugues Charbonnea­u, galeriste pourtant bien coté, Cynthia Girard, malgré ses doutes, avance. Elle ne se plaint pas, d’ailleurs, se considère même comme ayant été choyée par le système des bourses et des résidences à l’étranger.

Sa série en cours de réalisatio­n, elle ne sait pas encore ni quand ni où elle l’exposera, mais elle a ses arguments — et l’argent, grâce au prix Louis-Comtois. Pendant l’hiver, elle invitera à son atelier de l’avenue du Parc commissair­es et autres bonzes de la diffusion. Peut-être une dernière fois, car après, elle devra, une fois de plus, déménager encore plus loin.

«Dans un an et demi, ici, ce sera trop cher. J’irai à Saint-Michel. Je suis prête à ça», dit-elle, sans peine.

La chauve-souris est mal vue, parce qu’elle vit la nuit. On l’associe aux sorcières, elle a un corps autre, comme un oiseau, mais c’est » un mammifère. L’étrangeté fait peur. CYNTHIA GIRARD

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PHOTOS MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Photo du haut : la peinture (et sculpture) de l’ancienne membre du centre Clark Cynthia Girard a souvent été empreinte d’une volonté de s’affranchir, voire de riposter aux normes.
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Photo du bas : détail d’une oeuvre de Cynthia Girard, dans son local près de l’ancienne gare Jean-Talon.
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BENJAMIN KLEIN Benjamin Klein, Ladybug Graveyard, 2018

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