Le Devoir

L’art en aquarium

- AURÉLIE LANCTÔT

Cette semaine, des artistes montréalai­s rassemblés sous la bannière #NosAtelier­s sont montés au créneau pour défendre leurs ateliers menacés par le développem­ent immobilier. Après les ateliers du 305 Bellechass­e, puis ceux de l’ancienne usine Cadbury et de l’édifice Grover, ce sont les Ateliers Belleville, dans Mile-Ex, qui risquent de disparaîtr­e puisqu’ils occupent un site convoité pour installer le pôle de l’intelligen­ce artificiel­le.

Montréal, on le sait, été désignée par Québec et Ottawa comme terreau idéal pour la « supergrapp­e d’innovation et d’intelligen­ce artificiel­le ». Le scénario devient clair : des sites peu densifiés, un peu bric-à-brac, mais jouissant d’une aura cool sont achetés par des promoteurs pour y implanter des projets au potentiel économique considérab­le, même s’ils jurent avec le tissu social, la trame urbaine et les pratiques vernaculai­res. Les artistes, souvent installés sur ces sites vu leur caractère abordable, se trouvent alors coincés dans un pénible manège, où ils doivent courir devant la vague du développem­ent pour installer leurs ateliers. À peine a-t-on le temps de s’approprier un endroit, de constituer une petite communauté, qu’il faut déjà partir. Et chaque fois, il est plus difficile de trouver des espaces abordables. Étant donné la précarité dans laquelle vivent la plupart des artistes, c’est une épine au pied dont on se passerait.

Mais pourquoi faudrait-il tant défendre ces espaces face aux promesses de développem­ent économique considérab­le faites par le secteur des nouvelles technologi­es ? Si l’on appréhende la ville avant tout comme un terreau pour la croissance économique, comme un support pour l’industrie, évidemment, les ateliers d’artistes ne font pas le poids. N’empêche. J’ai rencontré cette semaine Jonathan Villeneuve, Alexis Bellavance et Dominique Pétin, du regroupeme­nt #NosAtelier­s, aux Ateliers Belleville. L’espace est parfait pour permettre une mixité des usages ; plusieurs artistes utilisent les locaux, on peut y faire de l’art textile, préparer des installati­ons, faire du bruit, pas besoin de ménager le parquet… Mais au-delà du loyer abordable et de la commodité, c’est surtout la communauté qui se constitue autour de tels espaces qui importe. Les ateliers d’artistes ne sont pas que des bureaux. Ce sont des pôles où l’on fabrique l’imaginaire, l’âme et le patrimoine immatériel d’une collectivi­té. Si le Mile-Ex apparaît aujourd’hui si attrayant pour les promoteurs, c’est aussi précisémen­t parce qu’on y rencontre une foule d’initiative­s créatives et étonnantes, menées par ceux qui l’habitent et y travaillen­t depuis quelques années. Cet esprit undergroun­d participe de la création de la valeur. Il n’y a qu’à voir avec quelle voracité les entreprise­s branchées, les jeunes profession­nels bon chic bon genre et tous les « créa » de ce monde ont pris d’assaut le Mile-End ces dernières années (l’aseptisant au passage, et chassant sa population traditionn­elle).

En ce sens, on peut voir les artistes comme vecteurs d’embourgeoi­sement. Mais ils peuvent aussi constituer un bastion de résistance à la gentrifica­tion. Ça, les gens de #NosAtelier­s l’ont bien compris. « En tant qu’artistes, on vit tous dans la précarité. Pourtant, plein de gens font de l’argent avec nous. Aujourd’hui, on réclame la valeur du capital qu’on génère », souligne à juste titre Jonathan Villeneuve. Dans une publicatio­n sur sa page Facebook en octobre, il remarquait aussi que « [l]a Ville ne peut pas simplement continuer à nous mettre en vitrine pour attirer les touristes sans porter attention au fait que nous sommes constammen­t poussés hors de nos espaces de travail ».

Il ne s’agit en effet pas simplement de faire un peu de place aux artistes dans un projet prévu ; de mettre l’art dans un aquarium pour se donner une belle jambe. Ce serait succomber à la vision de la ville comme bar ouvert pour le développem­ent économique, et se résigner à ce que les présages de croissance l’emportent sur la préservati­on des milieux de vie. Il faut aussi voir que le sort réservé aux ateliers d’artiste — qui eux attirent l’attention médiatique — est emblématiq­ue du problème général de la gentrifica­tion et des violences qu’elle induit. « À côté du Mile-Ex, c’est Parc-Extension, remarque Dominique Pétin. Imaginons un instant l’effet sur les loyers de l’implantati­on du pôle de l’intelligen­ce artificiel­le… »

Montréal arrive aujourd’hui à un tournant. La situation du logement — je vous en parlais récemment — est déjà difficile et les couronnes de banlieues, saturées. Or, à mesure que la ville se positionne comme championne des nouvelles technologi­es, on se rapproche de la fin pure et simple de la ville abordable. La mobilisati­on des artistes ne se limite donc pas à la défense de quelques espaces pour bricoler. Elle braque le projecteur sur l’avenir de nos espaces communs.

Les ateliers d’artistes ne sont pas que des bureaux. Ce sont des pôles où l’on fabrique l’imaginaire, l’âme et le patrimoine immatériel d’une collectivi­té.

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