Le Devoir

Les gilets jaunes et la France des débats impossible­s

- Jean-François Frémaux Profession­nel de la communicat­ion

Tandis que les gilets jaunes font preuve d’une résilience surprenant­e pour un mouvement ni structuré ni appuyé par des organisati­ons syndicales ou politiques, le gouverneme­nt français prépare dans la confusion un grand débat national dont nul ne connaît vraiment ni la forme ni le modus operandi.

En soi, l’organisati­on de cette vaste consultati­on citoyenne est une bonne idée, si tant est qu’on ose y aborder les sujets qui intéressen­t les Français. Car tout le mal français vient précisémen­t de là : de l’impossibil­ité de tenir des débats sereins sur les thèmes qui préoccupen­t la population. Ces thèmes ne sont pas originaux, ils ne sont d’ailleurs pas spécifique­ment français. Ce sont les mêmes qui agitent le Québec, les États-Unis, l’Italie, la Grèce ou le Royaume-Uni.

Comme d’autres, les Français s’inquiètent d’une part des conséquenc­es économique­s de la mondialisa­tion (délocalisa­tion, dérégulati­on, précarité, baisse des impôts pour les entreprise­s et investisse­urs au nom de la compétitiv­ité, hausse des impôts des citoyens au nom de la rigueur budgétaire imposée par l’Union européenne, etc.) et d’autre part, de ses conséquenc­es humaines (immigratio­n, intégratio­n, laïcité, identité, etc.). Mais dans l’Hexagone plus qu’ailleurs, ces thèmes ne sont plus jamais débattus. Ils sont devenus tabous.

En France, vouloir parler d’immigratio­n est déjà suspect. C’est « faire le jeu de l’extrême droite ». De la même façon, remettre en cause la dynamique actuelle de la mondialisa­tion et de la constructi­on européenne, c’est « verser dans le populisme ». Paradoxale­ment, l’avènement d’Emmanuel Macron, parce qu’il a fait exploser les deux grands partis traditionn­els (le Parti socialiste et l’UMP), a encore appauvri le débat politique français.

Désormais, Emmanuel Macron se présente comme le seul rempart contre des mélenchoni­stes nécessaire­ment populistes et des lepénistes nécessaire­ment xénophobes. En multiplian­t les références aux années 1930 dans les dernières semaines, le président Macron a encore tenté de culpabilis­er un peu plus la population tout en diabolisan­t préventive­ment les adversaire­s qui envisagera­ient de s’emparer de ces thèmes. Or, l’impossibil­ité d’aborder les questions qui sont au coeur des préoccupat­ions des gens ne peut mener qu’à une frustratio­n croissante et à une radicalisa­tion des positions.

Même si dirigeants et médias font mine d’avoir été surpris par la crise, la généalogie des inquiétude­s relatives aux conséquenc­es de la mondialisa­tion est pourtant facile à établir. Rappelons simplement que les Français ont dit «non» deux fois par référendum à cette Europe des marchés — d’abord au traité de Maastricht en 1992 puis au traité de Rome II en 2005 —, mais que les gouverneme­nts successifs ont ignoré ces résultats. En campagne, Emmanuel Macron avait d’ailleurs promis de « changer l’Europe », comme François Hollande avant lui. Sa capitulati­on en avril dernier face aux réserves allemandes fut aussi rapide que celle de son prédécesse­ur.

Concernant l’immigratio­n, est-il nécessaire de rappeler que les Français ont porté par deux fois les Le Pen (père et fille) au second tour de l’élection présidenti­elle ? Cette double sonnette d’alarme aurait dû pousser les responsabl­es politiques à faire un état des lieux et à entamer enfin une sérieuse réflexion sur le sujet, en cherchant à comprendre davantage qu’à condamner leurs compatriot­es inquiets.

Ainsi, la crise des gilets jaunes est le révélateur de la profonde inadéquati­on entre l’offre et la demande politiques en France. Au-delà des taxes, des réglementa­tions et des difficulté­s de la vie courante, la «France d’en bas» souffre surtout de ne pas être écoutée par ses dirigeants.

Le grand débat qui s’ouvre la semaine prochaine constitue donc une chance unique de réconcilia­tion entre les Français et leurs représenta­nts, mais c’est aussi un quitte ou double. Un débat faussement ouvert, se limitant aux questions politiquem­ent correctes, ne ferait que nourrir l’exaspérati­on des Français.

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