Le théâtre frontalier de Trump: la chronique d’Élisabeth Vallet
Bilan et perspective du shutdown de l’appareil fédéral américain
Plus de 800 000 fonctionnaires américains n’ont pas touché leur paye vendredi. Le record du plus long shutdown continu de l’Administration américaine est maintenant établi après 22 jours de paralysie imposée par le bras de fer entre le président Trump et la Chambre des représentants nouvellement sous contrôle démocrate. Le chercheur Vincent Boucher, chercheur à l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM, explique d’où vient cette crise et pourquoi elle se répétera immanquablement à l’avenir. Propos recueillis par Stéphane Baillargeon.
Qu’est-ce qu’un government shutdown et d’où vient cette procédure radicale ?
C’est une mesure budgétaire créée par le Congrès lui-même. Il fait ses propres règlements. La Constitution américaine le rend responsable d’approuver les dépenses publiques, mais aussi les taxes et les tarifs. La Constitution ne prévoit cependant aucun processus budgétaire. Le processus actuel fait suite à l’adoption du Congressional Budget and Impoudment Control Act. Cette loi réagissait à une situation de conflit rencontrée avec Richard Nixon. Le président se présentait en arbitre des dépenses fédérales pour éviter les déficits chroniques. Le Congrès a réagi avec cette loi en 1974, qui a mené au nouveau processus budgétaire deux ans plus tard. L’arrêt des activités gouvernementales fédérales survient depuis quand le président et l’une des deux chambres ne s’entendent pas sur les budgets. Le premier arrêt s’est produit en 1980.
Y a-t-il des exemples semblables dans les démocraties occidentales ?
En fait non. Prenons notre exemple. Au Canada, le gouvernement gouverne le plus souvent avec une majorité et fait adopter son budget facilement. La séparation entre les pouvoirs exécutif et législatif est moins claire au Canada qu’aux États-Unis. Ici, le premier ministre, chef de l’exécutif de facto et membre de la législature, y contrôle la ligne de parti et fait donc adopter son budget. Sinon, le gouvernement peut être renversé sur une question budgétaire. Mais il n’y a pas de shutdown alors, et de nouvelles élections dénouent l’impasse.
Les États-Unis vivent presque leur 20e paralysie en presque 40 ans. Y a-t-il un pattern dans ce lot ?
Dans les années 1980, les arrêts duraient une ou deux journées. On réussissait assez rapidement à s’entendre. À partir du milieu des années 1990, il y a un tournant majeur avec l’élection à la Chambre des représentants de républicains beaucoup plus conservateurs, menés par Newt Gingritch. Ils prennent d’assaut l’appareil fédéral pour sabrer les dépenses, quitte à bousculer le président. Jusque-là, les représentants visaient le compromis. À partir de là, une cohorte de nouveaux représentants républicains voit le parti adverse et le président Clinton comme des ennemis. Le shutdown de 1995-1996 a donc duré 21 jours, combinés à 5 jours de fermeture partielle en novembre 1995.
Que signale ce changement ?
Le gouvernement fédéral commence ainsi à être pris en otage pour atteindre des objectifs politiques. Cette transformation s’explique par un climat politique de plus en plus polarisé : les républicains sont de plus en plus conservateurs, les progressistes, de plus en plus à gauche et le centre est de moins en moins occupé par les élus. Il y a donc de moins en moins de possibilités de compromis. Ce ne sont donc plus des points spécifiques du budget qui posent problème. L’objectif s’avère beaucoup plus large. On a revu la situation avec le shutdown sous Barack Obama en 2013, quand les républicains ont bloqué le processus budgétaire pour tenter de retarder l’application du programme Obamacare sur les soins de santé.
L’arrêt en cours a-t-il tout de même des particularités propres ?
Oui, si on considère sa récurrence. Le shutdown actuel prend racine dans le précédent, celui de la fermeture de janvier 2018 pour deux journées et demie. Le problème concernait déjà la sécurité aux frontières et le sort des jeunes Dreamers, les enfants de migrants arrivés illégalement aux ÉtatsUnis. La crise avait presque débouché sur un compromis, avec l’idée d’accorder au président Trump environ 25 milliards sur dix ans pour la sécurité frontalière. Finalement, le président a reculé. Une autre caractéristique du nouvel arrêt découle de l’absence de négociations pour dénouer l’impasse. Les adversaires n’ont presque pas discuté depuis presque trois semaines.
Comment Donald Trump luimême teinte-t-il la crise ?
Le personnage Trump fait aussi que ce shutdown se démarque. Il change de position de manière assez inattendue, ce qui peut fermer les portes aux possibilités de sortie de crise. Il aurait pu obtenir son mur en 2018, quand les démocrates ont consenti à un accord débloquant des fonds. Il aurait pu se pavaner alors en disant qu’il avait tenu sa promesse d’ériger un mur. À l’inverse, il aurait perdu l’épouvantail de l’immigration agité pendant les élections de mi-mandat pour mobiliser sa base. Et puis, pendant que le Congrès cherche une sortie de crise, les commissions d’enquête de la Chambre des représentants ne scrutent pas les agissements du président. Tant que ça dure, Trump contrôle le message.
Alors, combien de temps va durer la paralysie ?
Le président a dit que la crise pourrait durer des mois, voire des années. C’est impossible. Je suis peut-être naïf, mais je crois qu’un compromis sera trouvé quand chacune des parties sera plus conciliante. Les démocrates vont peut-être maintenant accorder 3, voire 4 milliards sur les 5,7 demandés. Le président, lui, va peut-être changer ses demandes et détourner son attention sur la politique étrangère, où il a plus de marge de manoeuvre.
À long terme, d’autres paralysies vont-elles survenir dans cette république très divisée ?
Le shutdown est le symptôme de la polarisation partisane et idéologique qui afflige le système politique américain. Sous Barack Obama déjà, les républicains tenaient le gouvernement en otage à des fins politiques. Là, une cohorte démocrate beaucoup plus à gauche se pointe au Congrès et la marge de manoeuvre pour des compromis s’amenuise. Les démocrates semblent aussi menottés que l’étaient les républicains avec la cohorte du Tea Party qui a divisé le parti. Il n’y a pas d’amélioration en vue et on risque de voir cette situation de blocage se reproduire. Tous les coups sont permis dans ce système depuis le milieu des années 1990. Trump vient magnifier et empirer ces défauts. C’est un président tellement polarisant, beaucoup plus que Barack Obama. Il a déjà à son actif trois fermetures du gouvernement, dont deux et demie survenues alors que son parti contrôlait les deux chambres et la présidence. Ça en dit long sur la situation.