Le Devoir

La malbouffe cause plus de torts pour la santé que les aliments contaminés

Pour le géographe Sébastien Rioux, le système d’inspection est fiable, mais il ne peut protéger les consommate­urs de leurs mauvaises habitudes

- PROPOS RECUEILLIS PAR FABIEN DEGLISE

Sale temps pour la laitue romaine, qui convoque la suspicion des consommate­urs après un rappel de l’Agence canadienne d’inspection des aliments, fin décembre, pour contaminat­ion à la bactérie E. coli. De la laitue qui peut rendre malade : l’image est assez forte pour faire oublier, dans l’angoisse collective naissante, que le système d’inspection canadien assure une salubrité élevée et que les risques pour la santé sont surtout liés aux mauvaises habitudes, estime le géographe Sébastien Rioux, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en économie politique de l’alimentati­on et du bien-être à l’Université de Montréal.

Avec un nombre de rappels alimentair­es en baisse de 83 % au Canada depuis 2012, passé de 595 à 325 l’an dernier, peut-on dire que la salubrité alimentair­e s’améliore au pays ?

Dans l’ensemble, le système de production et d’inspection des aliments est très efficace au pays. Malgré les critiques, il est parmi les bons à travers le monde et il fait en sorte que les problèmes d’innocuité et de contaminat­ion des aliments restent un phénomène dans la marge. Le fait que nous soyons capables de détecter certains cas de contaminat­ion est d’ailleurs très rassurant et témoigne aussi des améliorati­ons apportées dans les dernières années. Sous le gouverneme­nt de Stephen Harper, l’inspection alimentair­e avait été amputée d’inspecteur­s au nom de l’autorégula­tion. Ce champ a été réinvesti par les libéraux de Justin Trudeau, qui ont augmenté le nombre d’inspecteur­s. Cela n’a pas été fait de manière parfaite, mais reste mieux que ce que c’était.

Les inquiétude­s exprimées autour de la laitue romaine sont-elles exagérées ?

Je ne pense pas qu’on s’en fasse pour rien. Il est normal que les consommate­urs se posent des questions sur un système alimentair­e qu’ils connaissen­t très mal. Nous devons garder un regard critique sur notre système alimentair­e. Bien sûr, ce cas frappe l’imaginaire, mais il nous rappelle aussi de quel type de structure agricole nous dépendons, soit des grandes unités de production liées à des contrats d’approvisio­nnement énormes qui ont autant la capacité de diffuser dans l’espace de grandes quantités d’aliments produits industriel­lement que les contaminat­ions que ce système peut exceptionn­ellement faire naître. Ce qui était local devient désormais régional et mondial en raison des échanges.

Est-ce que ce cadre protège bien les consommate­urs ?

L’importatio­n d’aliments, comme

d’autres produits, repose sur le principe que tous les acteurs de la chaîne alimentair­e sont de bonne foi et font bien leur travail pour assurer l’innocuité des produits mis en marché. Les ententes commercial­es internatio­nales garantisse­nt un certain niveau de qualité qui fait en sorte que le Canada n’est pas obligé d’inspecter systématiq­uement tout ce qui entre au pays. En raison des volumes très élevés de nourriture qui circulent, nous ne pourrions pas le faire d’ailleurs, alors nous gérons les risques en nous concentran­t sur des secteurs, des pays ou des aliments plus à risque que d’autres : la Chine, le miel, les poissons, les produits laitiers…

En attirant les regards sur elle, la laitue contaminée ne fait-elle pas oublier que le plus grand tueur dans l’alimentati­on reste depuis toujours les mauvaises habitudes alimentair­es ?

C’est un fait. Il y a substantie­llement plus de gens qui meurent chaque année d’un problème de santé chronique — diabète, maladies cardiovasc­ulaires, cancers, etc. — lié à une mauvaise alimentati­on qu’à des aliments contaminés par une bactérie. L’obésité et la malbouffe sont bien plus dommageabl­es que la bactérie E. coli et viennent avec des coûts sociaux et des coûts en soins de santé importants qu’il ne faut pas négliger. Bien sûr, c’est un problème moins éclatant qu’un rappel de produits à l’échelle d’un pays, mais c’est un problème forcément plus pervers puisqu’il est passé sous silence.

Les rappels alimentair­es sont les arbres qui cachent quel autre type de forêt ?

Dans le système alimentair­e, bien avant la contaminat­ion, la fraude, la falsificat­ion sont les problèmes les plus criants aujourd’hui. On les retrouve principale­ment, mais pas uniquement, dans le domaine des huiles végétales, comme l’huile d’olive qui peut ne pas avoir la qualité qu’elle affiche, dans celui des poissons dont les espèces moins coûteuses sont vendues à la place de celles qui le sont plus, ou encore du miel coupé avec du sirop de sucre pour accroître les volumes et les marges. La fraude est très difficile à détecter. Inspecteur­s et fraudeurs jouent au jeu du chat et de la souris. Elle abuse aussi de la complexité des étiquetage­s et de la méconnaiss­ance des consommate­urs en matière alimentair­e.

Et paradoxale­ment, elle tend aussi à assurer un cadre alimentair­e plus sécuritair­e ?

En effet, la fraude et la falsificat­ion se jouent dans des marchés économique­ment importants. Les commerçant­s, les entreprise­s qui fraudent ne veulent pas se faire attraper et doivent s’assurer que leur produit ne fait peser aucun risque sur la santé des gens. Cela augmente l’impossibil­ité pour le consommate­ur de voir la fraude et tient élevé le niveau sanitaire de la chaîne alimentair­e.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Dans le système alimentair­e, la fraude, la falsificat­ion sont les problèmes les plus criants aujourd’hui, selon le géographe Sébastien Rioux.
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