Le Devoir

Theresa May dans l’impasse

À trois jours du vote sur l’accord sur le Brexit, le pays traverse l’une des pires crises de son histoire

- CHRISTIAN RIOUX À LONDRES

« Cela doit bien faire des décennies qu’un premier ministre n’a pas été aussi malmené au Royaume-Uni et que le pays n’a pas été aussi divisé. » À Oxford où enseigne l’historien Ross McKibbin, les experts se disputent pour savoir à qui comparer la première ministre Theresa May, qui accumule depuis des mois les rebuffades parlementa­ires. Pour les uns, on pourrait la comparer au conservate­ur Neville Chamberlai­n, qui fut poussé à la démission pour faire place à Churchill (1940). D’autres optent plutôt pour le travaillis­te James Callaghan (1979), tombé à la faveur d’une motion de censure remportée par une seule voix de majorité. D’autres enfin estiment que le cas de Theresa May n’a pas d’équivalent tant ses chances de succès semblent aujourd’hui compromise­s.

À Westminste­r, à trois jours du vote sur l’accord de sortie de l’Union, rares sont les analystes qui estiment que la première ministre pourra remporter son pari mardi. À moins de trois mois de la date de sortie du Royaume-Uni, fixée au 29 mars, les chances se multiplien­t donc pour que le pays sorte de l’Union européenne sans le moindre accord.

La possibilit­é d’un backstop ou d’un contrôle douanier entre l’Ulster et la Grande-Bretagne a en effet fait exploser la courte majorité dont jouissait Theresa May depuis l’élection précipitée d’avril 2017. L’entente signée avec Bruxelles prévoit que, tant qu’un nouvel accord ne sera pas négocié ou qu’un moyen technologi­que n’aura pas été trouvé, l’Ulster demeurera dans le marché européen afin de respecter l’Accord du Vendredi saint qui a supprimé les contrôles douaniers entre Belfast et Dublin.

Les frondeurs craignent que le Royaume-Uni puisse ainsi demeurer indéfinime­nt dans le marché européen. Comme si la première ministre n’était pas déjà dans l’eau chaude, la Chambre vient de lui imposer l’obligation de présenter un plan B dans un délai de trois jours si son accord est rejeté mardi. Ce qui réduit d’autant sa marge de manoeuvre et le temps d’une nouvelle négociatio­n avec Bruxelles.

Une sortie unilatéral­e ?

Comment expliquer une telle confusion à trois mois de l’échéance fatidique ? « Pour le dire simplement, je crois que le peuple a décidé de quitter l’Union européenne, mais que les élites ne le veulent pas. » Elles freinent donc des quatre fers, croit lord Peter Lilley. L’ancien secrétaire d’État au Commerce et à l’Industrie de Margaret Thatcher et de John Major estime qu’une sortie unilatéral­e serait nettement préférable à cet accord. « Cette entente est la pire qu’on puisse imaginer, dit-il. Le Royaume-Uni restera prisonnier du marché européen tant que Bruxelles ne lui permettra pas d’en sortir. Ce qui compromett­ra nos chances de signer de nouvelles ententes de libre-échange avec d’autres pays. »

Ironie du sort, Robert Lilley a rencontré son épouse en 1975 lors du premier référendum tenu au Royaume-Uni sur l’adhésion au Marché commun. « Nous étions alors tous les deux pour. Et nous sommes aujourd’hui tous les deux contre. Mais ce n’est plus la même Union », dit-il. Lilley est convaincu que le Royaume-Uni se débrouille­rait mieux s’il négociait un accord de libreéchan­ge comme celui qu’Ottawa vient de conclure avec Bruxelles.

Il en a surtout contre le « catastroph­isme » qui, dit-il, règne dans les médias et parmi les élus pour qui une sortie unilatéral­e créerait toute une série de pénuries. « On s’est même inquiété d’une pénurie de barres Mars, rappellet-il. J’ai participé à l’Uruguay Round et je peux vous assurer qu’il n’y aura pas de queues à Calais le jour où nous sortirons de l’Union. Déjà, on ne vérifie qu’un camion sur 100. Ça ne sera pas différent une fois que nous serons sortis de l’Union européenne.» D’ailleurs, demande-t-il, où est la récession historique que les milieux économique­s nous avaient annoncée en campagne et qui devait commencer quelques semaines seulement après le vote ?

Pas de marge de manoeuvre

C’est vrai qu’elle ne s’est pas vraiment produite, admet Charles Saint-Arnaud, analyste financier de la banque suisse Lombard Odier. Ce Québécois diplômé de l’UQAM travaille à Londres depuis cinq ans, où il gère des fonds d’investisse­ment sur plusieurs continents. Il reconnaît que les sièges sociaux n’ont pas déserté la capitale comme certains l’avaient prévu. Selon lui, l’erreur de Theresa May fut cependant d’aller négocier avec Bruxelles sans assurer ses arrières et se garder une marge de manoeuvre.

« Elle aurait dû préparer le pays à une sortie unilatéral­e avant de se présenter à la table de négociatio­n, dit-il. Ainsi, elle aurait eu un plan B en main. Ce qui dérange les milieux financiers aujourd’hui, c’est l’incertitud­e. On n’a absolument aucune idée de ce qui va se passer. La stagnation depuis deux ans est essentiell­ement due à cette incertitud­e. Pendant ce temps, les investisse­urs reportent leurs décisions. Quand ils ne décident pas d’aller voir ailleurs. »

Cette semaine, le constructe­ur de voitures Jaguar Land Rover (JLR) n’a pas hésité à évoquer « l’incertitud­e persistant­e liée au Brexit» en annonçant 4500 mises à pied au Royaume-Uni. Les analystes ont cependant souligné

Newspapers in French

Newspapers from Canada