Le Devoir

Quel avenir pour RadioCanad­a ?

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Peu avant sa rétrograda­tion comme ministre du Patrimoine canadien en juillet dernier, Mélanie Joly avait mis sur pied un groupe d’experts, le Groupe d’examen du cadre législatif en matière de radiodiffu­sion et de télécommun­ications, pour lui faire des recommanda­tions en vue de moderniser la Loi sur la radiodiffu­sion, vieille de 27 ans. S’il est toujours en place lorsque ce groupe déposera son rapport en début de 2020, ce sera au successeur de Mme Joly, Pablo Rodriguez, de suivre ou non ses recommanda­tions. Il s’agirait de trancher entre les demandes de l’industrie privée canadienne et celles du diffuseur public au moment où tout le monde craint pour son avenir à l’ère numérique.

CBC/Radio-Canada ne perd pas de temps en essayant d’orienter le débat public qui se déroulera cette année, alors que les groupes de pression de toute tendance tenteront d’influencer la refonte de la législatio­n. Le diffuseur public a déposé hier son mémoire devant le Groupe d’examen en faisant un plaidoyer pour obtenir encore plus d’argent et des règles plus strictes pour encadrer ses concurrent­s privés canadiens et étrangers. « Nous assistons à la mondialisa­tion de l’informatio­n et du divertisse­ment, le village global est de plus en plus sous l’emprise d’une poignée de sociétés numériques américaine­s, a affirmé Radio-Canada. Elles profitent du marché canadien sans aucune obligation, ou à défaut, sans aucune volonté d’y réinvestir pour soutenir les créateurs ou la culture canadienne. Nous croyons qu’il faut renverser la vapeur pour préserver la place de notre culture dans le nouvel ordre numérique mondial. »

Mis à part son refus de taxer les diffuseurs en continu étrangers comme Netflix, il faut dire que le gouverneme­nt libéral du premier ministre Justin Trudeau a jusqu’ici gâté Radio-Canada en lui accordant 675 millions de dollars additionne­ls sur cinq ans. Les crédits parlementa­ires octroyés aux services anglais et français de Radio-Canada se sont établis à plus de 1,2 milliard de dollars en 2017-2018 alors qu’ils étaient tombés autour d’un milliard durant la dernière année du gouverneme­nt conservate­ur.

Bien sûr, Radio-Canada est soucieuse de protéger ses acquis, pour ne pas dire son empire. Un débat public s’impose toutefois sur le bien-fondé du mandat actuel de Radio-Canada.

CBC/Radio-Canada insiste pour dire que le diffuseur public n’est pas un concurrent des réseaux privés canadiens. Mais ces derniers, qui font face aux mêmes services américains et à la même baisse des revenus publicitai­res, ont une tout autre impression. Ils dénoncent le comporteme­nt prédateur du diffuseur public au moment où plusieurs d’entre eux luttent pour leur survie.

Alors, quel rôle doit-on accorder à Radio-Canada dans une ère où les jours de la télévision convention­nelle seraient comptés ? Selon la nouvelle présidente-directrice générale de CBC/Radio-Canada, Catherine Tait, le diffuseur public se retirera graduellem­ent de la télévision convention­nelle dans la plupart des marchés du pays d’ici dix ans pour devenir un diffuseur numérique à 100 %. « Le modèle traditionn­el de diffusion “un média pour tous” s’est transformé en un modèle de relation un à un personnali­sée avec chacun des Canadiens, dit la société d’État dans son mémoire. Cette transforma­tion a toutefois exercé des pressions immenses sur nos budgets et nos effectifs. Il nous a fallu devenir plus agiles et plus lestes, et créer du contenu original pour une diversité de plateforme­s. »

Bien sûr, Radio-Canada est soucieuse de protéger ses acquis, pour ne pas dire son empire. Un débat public s’impose toutefois sur le bien-fondé du mandat actuel de Radio-Canada. Selon la Loi sur la radiodiffu­sion, le diffuseur public doit offrir, en anglais et en français, « une très large programmat­ion qui renseigne, éclaire et divertit » et « contribuer au partage d’une conscience et d’une identité nationales ». Un large consensus existe sur la nécessité du service de l’informatio­n de Radio-Canada — même si les politicien­s de droite l’accusent systématiq­uement d’afficher un parti pris pour les libéraux. Mais l’idée de continuer d’engloutir des centaines de millions de dollars chaque année dans des émissions dramatique­s et de divertisse­ment que peu de gens regardent — au Canada anglais, la part de marché de la télévision de la CBC en période de grande écoute n’a été que de 4,9 % cet automne — devient de plus en plus difficile à justifier. La situation au Québec, où Radio-Canada réclame une part de marché en soirée autour de 23 %,fait en sorte que les francophon­es se rangent généraleme­nt derrière le diffuseur public. Mais les Canadiens anglais, qui regardent principale­ment des émissions dramatique­s américaine­s, demeurent plutôt indifféren­ts. Ils ne seraient pas plus portés à regarder des émissions canadienne­s de la CBC sur leur téléphone que sur leur téléviseur. Ces émissions coûtent de plus en plus cher, alors que les revenus publicitai­res de la CBC baissent.

Il y a des Canadiens anglais qui boudent carrément la CBC pour des raisons politiques. Quand il était candidat à la chefferie du Parti conservate­ur en 2017, Maxime Bernier avait proposé de restreindr­e le budget et le mandat de CBC/Radio-Canada au strict minimum ; sa rivale Kellie Leitch rétorquait que l’on devait simplement démanteler le diffuseur public. Ni l’un ni l’autre n’a gagné la course, mais leurs idées ont été chaleureus­ement accueillie­s au sein du parti.

On ne sait pas si les libéraux seront encore au pouvoir au moment où le Groupe d’examen — mené par l’ancienne vice-présidente de Telus Janet Yale et dont fait partie l’ancienne p.-d.g. de la SODEC Monique Simard — déposera son rapport. Mais tout indique que CBC/Radio-Canada jouera son avenir en 2019.

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