Explorer la colère au féminin
Evelyne de la Chenelière signe une nouvelle version de l’Électre de Sophocle, à l’Espace Go
Haine, colère, soif de vengeance : Électre incarne des émotions généralement mal vues chez les femmes. Le personnage séduit Evelyne de la Chenelière précisément parce qu’il est mal-aimé. « Je simplifie, mais toutes les actrices rêvent de jouer Antigone; aucune ne rêve de jouer Électre. Antigone représente une violence qu’on juge pure, qui appartient à la soif d’absolu. Électre nous mène dans des zones plus inconfortables, parce que sa violence est fondée sur beaucoup de haine. Mais je la trouve magnifique parce qu’elle transcende ce ressentiment pour en faire de la révolte. On l’a souvent réduite à une névrosée, aveuglée par une haine pathologique de la mère. Alors qu’elle est beaucoup plus vaste. » Une figure pleine de contradictions, qui s’impose une vie sacrifiée afin de « faire d’ellemême un remords vivant » sous les yeux des assassins de son père.
Deux millénaires plus tard, l’auteure de La vie utile juge que la colère féminine est encore perçue différemment. Malgré les progrès de l’éducation persisterait une tendance inconsciente à inciter les petites filles à « être aimables en tout temps. » Chez la femme, on semble encourager une grande maîtrise de soi, un contrôle de
l’image. « Et extérioriser la colère fait abandonner toute conscience de son image. Cette laideur métamorphose le visage. Pourtant, chez l’homme on ne s’attarde pas à ça. On va plutôt recevoir la puissance, le potentiel de la colère. »
La tragédie de Sophocle illustre une violence « qui s’auto-engendre ». Un cycle qui tire son origine «des passions, mais aussi d’une conviction qu’après une injustice, l’ordre du monde va se rétablir par la violence. Mais ce n’est jamais le cas, puisque la vengeance est sans fin ». Électre voue une détestation à sa génitrice, meurtrière de son mari, lui-même châtié pour avoir sacrifié leur fille Iphigénie…
Sa quête vengeresse est-elle justifiée ? La pièce ne tranche pas. « C’est ce que j’aime beaucoup de l’approche de Sophocle. C’est l’auteur qui a proposé ce mythe-là avec le plus d’ambiguïté. » Le récit s’achève avant la punition des assassins. L’auteur antique a laissé le soin aux spectateurs de décider entre bien et mal. « C’est à l’image du chemin que faisaient les Grecs à l’époque : avec la naissance de la démocratie, ils devenaient responsables de leur sort, non plus uniquement victimes de la volonté des dieux, de la fatalité. Tout à coup, les voilà forcés de prendre position moralement par rapport à des enjeux, qui deviennent politiques dès lors qu’ils sont présentés à la communauté. »
Pressentie par le metteur en scène Serge Denoncourt et l’interprète du rôletitre, Magalie Lépine-Blondeau, Evelyne de la Chenelière a d’emblée été stimulée par leur invitation à écrire un nouveau texte français d’Électre, plutôt qu’une adaptation. Par ce pari de respecter la structure «et si possible, la pensée, le souffle tragique » de Sophocle. Partant d’une version traduite mot à mot, elle a tenté de « pénétrer la construction grammaticale d’origine, qui révèle beaucoup de choses sur la manière dont les Grecs abordaient le réel. Je crois que ce que j’ai fait se rapproche vraiment de l’exercice de la traduction ».
Une démarche à l’opposé de l’actualisation. « C’est un acte de foi dans notre capacité de nous identifier à ce qui nous semble étrange aujourd’hui, dans le sens d’étranger à nous. Tant dans les codes tragiques que dans la manière de proférer une langue qui pense [la réalité] autrement. Et je pense que l’expérience cathartique peut être plus puissante que dans cet exercice parfois forcé d’une actualisation, où l’on croit que le spectateur a besoin de reconnaître ses [propres] enjeux pour éprouver de l’empathie. » Inutile puisque les figures tragiques grecques sont à l’origine de personnages qui peuplent notre imaginaire.
«Et ce que je trouve très beau, c’est qu’il y a une continuité » dans la pièce : Sophocle lui-même puisait dans des mythes passés qui habitaient ses contemporains. « Et il s’adressait à tout le monde, pas seulement aux érudits qui auraient pu comprendre les référents. De la même manière, j’ai conservé toutes les références à la Grèce ancienne, à l’histoire des Atrides. Elles font partie de notre fonds commun. »
La dramaturge a aussi vu dans le projet — le premier des trois dans lesquels cette artiste multidouée est engagée cet hiver, avec la création de Noir et l’interprétation de Scènes de la vie conjugale, tous deux au Quat’Sous — une occasion de s’interroger sur la tragédie. Notamment sur la représentation du choeur aujourd’hui. Cette entité, « qui est un peu le relais de la pensée de l’auteur, met le spectateur dans une posture très intéressante. Une sorte de recul coïncidant avec la représentation, donc un temps inventé, qui nous arrache temporairement à la plongée dans l’émotion tragique, afin de nous obliger à prendre position ».
Notre héroïne attend le retour d’un homme, son frère, afin de commettre sa vengeance. Evelyne de la Chenelière admet que c’est troublant chez un personnage qui «transcende sa condition de femme. L’adjectif de courage ne s’accordait même pas au féminin en grec ancien. Lorsque Électre parle d’être courageuse, c’était très original, même dans le vocabulaire. Mais ultimement, c’est Oreste qui lui permet d’accomplir le destin qu’elle s’est imposé. […] Cela dit, on ne peut pas savoir ce qui se serait passé sans son retour. Je n’ai pas de réponse. Ce qui fait que cette oeuvre résonne si longtemps, c’est son impossibilité d’un sens dernier. On ne peut pas conclure. On ne peut que recevoir ce vertige, une spirale sans fin, d’une violence inouïe ».
Électre
Texte de Sophocle, texte français d’Evelyne de la Chenelière, mise en scène de Serge Denoncourt, avec Violette Chauveau, Marie-Pier Labrecque, Caranne Laurent, Vincent Leclerc et Magalie Lépine-Blondeau, du 22 janvier au 17 février, à l’Espace GO.