Le Devoir

Milliards et biodiversi­té

- ROBERT DUTRISAC

Le projet d’exportatio­n de gaz naturel liquéfié (GNL) d’Énergie Saguenay, qui, s’il se réalise, s’avérerait le plus important investisse­ment privé de l’histoire du Québec, se fait barrer le chemin par la population de bélugas, cette espèce en voie de disparitio­n. Il apparaît maintenant évident que ce projet de 9,5 milliards, à quoi s’ajoutent les 4,5 milliards requis pour la constructi­on d’un gazoduc qui traversera­it le Québec de l’Abitibi au Saguenay, testera la volonté du gouverneme­nt fédéral et de celui du Québec de protéger la biodiversi­té.

Comme le rapportait Le Devoir vendredi, les chercheurs de Pêches et Océans Canada ont produit un avis scientifiq­ue sur les impacts de deux projets, celui d’Énergie Saguenay et celui de la mine Arianne Phosphate, qui impliquent la constructi­on de deux ports sur le Saguenay et qui tripleraie­nt le trafic maritime dans le fjord pour le faire passer de 450 à près de 1300 transits par an. Se conformant à la Loi sur les espèces menacées, le gouverneme­nt Trudeau a conçu un programme de rétablisse­ment du béluga qui prévoit la réduction du bruit dans son habitat. L’espèce, dont il subsiste environ 880 individus dans l’estuaire du Saint-Laurent, est particuliè­rement sensible au bruit et dépend des sons pour ses fonctions vitales. Or selon les chercheurs, cet accroissem­ent important du trafic maritime ira à l’encontre de ce programme qui vise à préserver des zones peu bruyantes pour la survie de l’espèce. «On ne peut exclure des risques élevés compte tenu de l’état actuel de la population en déclin », écrivent les chercheurs dans leur avis.

À première vue, nous voyons mal comment le gouverneme­nt fédéral pourrait respecter la lettre, sinon l’esprit, de cette loi, ainsi que l’avis de ses scientifiq­ues, s’il autorisait un projet majeur comme celui d’Énergie Saguenay. Cette situation illustre de façon éloquente la difficulté de concilier le développem­ent économique lié à de grands projets industriel­s et la protection de l’environnem­ent et de la biodiversi­té.

Les promoteurs d’Énergie Saguenay, soutenu par des intérêts américains, font miroiter la création de 4000 emplois directs pendant la phase de la constructi­on qui doit s’échelonner jusqu’en 2025, sans compter les quelques milliers d’autres pour la constructi­on du gazoduc de 750 km. Entre 250 et 300 emplois permanents en résulterai­ent, un chiffre modeste par rapport à l’ampleur de l’investisse­ment, mais non négligeabl­e dans une région comme le Saguenay. Le complexe consommera­it 555 MW d’électricit­é, un bloc d’énergie que le gouverneme­nt du Québec lui a déjà réservé, soit l’équivalent de la consommati­on d’une aluminerie. Compte tenu des surplus d’électricit­é actuels d’Hydro-Québec, les bénéfices pour la société d’État sont évidents.

Outre l’enjeu de la protection de la biodiversi­té, les évaluation­s environnem­entales du projet soulèvent des questions. Les promoteurs vantent les mérites environnem­entaux du complexe. Le GNL produit serait appelé à remplacer le charbon et le mazout en Europe et en Asie. De plus, le complexe émettrait 80 % moins de gaz à effet de serre (GES) que les installati­ons semblables ailleurs dans le monde.

Tout cela est bien beau, mais comme c’est essentiell­ement du gaz de schiste de l’Ouest canadien qui alimentera­it l’usine, les avantages sur le plan environnem­ental sont loin d’être clairs.

En matière d’approbatio­n environnem­entale, la stratégie des promoteurs consiste à scinder le projet : une première approbatio­n pour le complexe de liquéfacti­on, d’une part, qui n’aurait pas à tenir compte des émissions en amont, et une deuxième pour le gazoduc. Énergie Saguenay a indiqué qu’elle procéderai­t « de façon volontaire », c’est-à-dire selon ses termes, à une évaluation globale des émissions de GES en amont et en aval.

Même s’il s’agit d’un seul projet qui poursuit une seule et même fin — l’exportatio­n de GNL de l’Ouest canadien —, le gazoduc et le complexe sont évalués séparément par Ottawa et Québec.

Des scientifiq­ues et des groupes environnem­entaux ont plaidé pour la tenue d’une seule évaluation commune Ottawa-Québec du projet dans son ensemble. Cela tombe sous le sens : pas de complexe, pas de gazoduc; pas de gazoduc, pas de complexe.

Tandis que les gouverneme­nts fédéral et québécois poursuiven­t des objectifs de réduction des GES, il serait odieux qu’un projet de cette envergure ne soit pas évalué de façon systématiq­ue, que tous les faits ne soient pas exposés, que toutes les pierres ne soient pas retournées. Il en va du sérieux de leurs engagement­s en matière de lutte contre les changement­s climatique­s et de protection de la biodiversi­té.

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