Milliards et biodiversité
Le projet d’exportation de gaz naturel liquéfié (GNL) d’Énergie Saguenay, qui, s’il se réalise, s’avérerait le plus important investissement privé de l’histoire du Québec, se fait barrer le chemin par la population de bélugas, cette espèce en voie de disparition. Il apparaît maintenant évident que ce projet de 9,5 milliards, à quoi s’ajoutent les 4,5 milliards requis pour la construction d’un gazoduc qui traverserait le Québec de l’Abitibi au Saguenay, testera la volonté du gouvernement fédéral et de celui du Québec de protéger la biodiversité.
Comme le rapportait Le Devoir vendredi, les chercheurs de Pêches et Océans Canada ont produit un avis scientifique sur les impacts de deux projets, celui d’Énergie Saguenay et celui de la mine Arianne Phosphate, qui impliquent la construction de deux ports sur le Saguenay et qui tripleraient le trafic maritime dans le fjord pour le faire passer de 450 à près de 1300 transits par an. Se conformant à la Loi sur les espèces menacées, le gouvernement Trudeau a conçu un programme de rétablissement du béluga qui prévoit la réduction du bruit dans son habitat. L’espèce, dont il subsiste environ 880 individus dans l’estuaire du Saint-Laurent, est particulièrement sensible au bruit et dépend des sons pour ses fonctions vitales. Or selon les chercheurs, cet accroissement important du trafic maritime ira à l’encontre de ce programme qui vise à préserver des zones peu bruyantes pour la survie de l’espèce. «On ne peut exclure des risques élevés compte tenu de l’état actuel de la population en déclin », écrivent les chercheurs dans leur avis.
À première vue, nous voyons mal comment le gouvernement fédéral pourrait respecter la lettre, sinon l’esprit, de cette loi, ainsi que l’avis de ses scientifiques, s’il autorisait un projet majeur comme celui d’Énergie Saguenay. Cette situation illustre de façon éloquente la difficulté de concilier le développement économique lié à de grands projets industriels et la protection de l’environnement et de la biodiversité.
Les promoteurs d’Énergie Saguenay, soutenu par des intérêts américains, font miroiter la création de 4000 emplois directs pendant la phase de la construction qui doit s’échelonner jusqu’en 2025, sans compter les quelques milliers d’autres pour la construction du gazoduc de 750 km. Entre 250 et 300 emplois permanents en résulteraient, un chiffre modeste par rapport à l’ampleur de l’investissement, mais non négligeable dans une région comme le Saguenay. Le complexe consommerait 555 MW d’électricité, un bloc d’énergie que le gouvernement du Québec lui a déjà réservé, soit l’équivalent de la consommation d’une aluminerie. Compte tenu des surplus d’électricité actuels d’Hydro-Québec, les bénéfices pour la société d’État sont évidents.
Outre l’enjeu de la protection de la biodiversité, les évaluations environnementales du projet soulèvent des questions. Les promoteurs vantent les mérites environnementaux du complexe. Le GNL produit serait appelé à remplacer le charbon et le mazout en Europe et en Asie. De plus, le complexe émettrait 80 % moins de gaz à effet de serre (GES) que les installations semblables ailleurs dans le monde.
Tout cela est bien beau, mais comme c’est essentiellement du gaz de schiste de l’Ouest canadien qui alimenterait l’usine, les avantages sur le plan environnemental sont loin d’être clairs.
En matière d’approbation environnementale, la stratégie des promoteurs consiste à scinder le projet : une première approbation pour le complexe de liquéfaction, d’une part, qui n’aurait pas à tenir compte des émissions en amont, et une deuxième pour le gazoduc. Énergie Saguenay a indiqué qu’elle procéderait « de façon volontaire », c’est-à-dire selon ses termes, à une évaluation globale des émissions de GES en amont et en aval.
Même s’il s’agit d’un seul projet qui poursuit une seule et même fin — l’exportation de GNL de l’Ouest canadien —, le gazoduc et le complexe sont évalués séparément par Ottawa et Québec.
Des scientifiques et des groupes environnementaux ont plaidé pour la tenue d’une seule évaluation commune Ottawa-Québec du projet dans son ensemble. Cela tombe sous le sens : pas de complexe, pas de gazoduc; pas de gazoduc, pas de complexe.
Tandis que les gouvernements fédéral et québécois poursuivent des objectifs de réduction des GES, il serait odieux qu’un projet de cette envergure ne soit pas évalué de façon systématique, que tous les faits ne soient pas exposés, que toutes les pierres ne soient pas retournées. Il en va du sérieux de leurs engagements en matière de lutte contre les changements climatiques et de protection de la biodiversité.