Notre responsabilité face à la misère du monde
L’avenir des sociétés occidentales serait-il en train de se jouer autour du débat très polarisant sur l’immigration ? Si cette question se pose, c’est parce que nombreux sont les citoyens occidentaux qui se demandent si le flux migratoire ne constitue pas une menace pour la civilisation occidentale. De même, certains intellectuels et hommes politiques estiment que l’immigration massive a un effet de déstabilisation politique et sociale ; en témoigne l’insécurité culturelle que vivent les Occidentaux de souche et la peur exprimée de se retrouver dans quelques années en situation de minorité.
Mais il est une autre voix plus confiante. C’est celle qui, partant d’une compréhension dynamique de la culture et de la primauté de la solidarité humaine sur les considérations civilisationnelles, veut relever les nouveaux défis institutionnels et sociaux que pose aux démocraties libérales l’immigration massive. C’est tout le sens des travaux d’auteurs aussi différents qu’Hervé Le Bras, Alain Renaut, Pierre Rosanvallon, Pierre Manent, Charles Taylor, Will Kymlicka, Jürgen Habermas, et bien d’autres.
Mais par-delà la question de savoir si l’immigration massive annoncerait le crépuscule de la civilisation occidentale, il serait intéressant de savoir si les démocraties libérales ont une part de responsabilité dans la misère du monde ? Si oui, est-ce qu’une telle responsabilité ne devrait pas nous obliger à poser la question de la migration massive non pas seulement en termes de destin civilisationnel, mais aussi en termes de justice réparatrice.
La misère du monde
Si « la misère du monde » frappe à nos portes, c’est à cause de la pauvreté. Sans aucun doute, les démocraties libérales ont réussi ce que la grande majorité des pays n’ont pas réussi à faire, à savoir favoriser l’émergence d’une culture politique qui répond aux besoins élémentaires de la vie humaine.
Qu’est-ce qui explique dans les pays pauvres l’absence d’une culture politique favorable à l’épanouissement de la vie humaine ? Il faut saisir la conjonction entre trois dimensions : l’incapacité de l’État dans les pays pauvres, imputable en grande partie aux cultures endogènes et aux manières de gouverner que celles-ci encouragent ; la logique de contrôle et de domination qui guide la politique étrangère des démocraties libérales, logique qui profite largement aux multinationales occidentales comme le révèlent les travaux d’Alain Denault et des philosophes comme Thomas Pogge ; le caractère non contraignant du système international et son incapacité à contrer les injustices qui ont lieu au niveau des relations bilatérales. Comprendre les causes de la pauvreté, c’est tout d’abord considérer pour ellemême la logique inhérente à chaque dimension, et ensuite saisir de quelle manière l’interaction entre ces trois dimensions contribue à élargir les injustices auxquelles sont confrontées les populations des pays pauvres.
Suivant cette perspective, l’on pourrait établir que, si la pauvreté est imputable en grande partie aux dynamiques sociales et politiques propres aux pays pauvres, les pays riches, principalement les démocraties libérales, ont une part de responsabilité dans la misère du monde. Or, si l’analyse des relations bilatérales entre pays riches et pays pauvres démontre que les premiers contribuent à la pauvreté des seconds, la question se poserait de savoir si accueillir la « misère du monde » ne pourrait être en quelque sorte une forme de justice réparatrice.
La question restera entière de savoir toutefois, si c’est la manière la plus appropriée pour réparer les injustices perpétrées à l’extérieur de nos frontières. Dans tous les cas, la responsabilité causale des démocraties libérales (surtout des grandes puissances) dans le phénomène de l’immigration massive mérite d’être étudiée. Une telle interrogation n’a pas pour objectif de régler la question de la pauvreté par l’ouverture de nos frontières. Elle invite simplement à une forme de cohérence morale, qui consiste, si on ne veut pas accueillir la misère du monde, à ne pas contribuer à sa genèse et à son maintien au travers de notre politique étrangère. Il me semble que, dans l’état actuel du monde, une politique nationale d’immigration devrait inclure une vaste réflexion normative sur la nature des rapports politiques et économiques entre les pays riches et les pauvres nécessaires à la lutte contre la pauvreté mondiale.