Le Devoir

Michel Houellebec­q ou l’extase du dégoût

- Philippe Constant Docteur en sciences appliquées Île d’Orléans, Québec

L’extase du dégoût. C’est le titre que Nancy Huston avait donné au chapitre consacré à Michel Houellebec­q dans son Professeur­s de désespoir (Actes Sud, 2004). Le phénoménal succès de cet auteur, dont j’avais lu plusieurs ouvrages, échappait à ma compréhens­ion — jusqu’à il y a peu.

Il faut dire que sa récente déclaratio­n d’admiration pour le président Donald Trump dans le magazine américain Harper’s, première étape d’une sortie soigneusem­ent mise en scène de son dernier roman, Sérotonine, n’avait fait que ranimer, pour l’exacerber, le souvenir d’une énigme irrésolue: que diable les gens trouvaient-ils de si extraordin­aire à Houellebec­q ? Et puis, les éloges avaient aussitôt commencé à pleuvoir : « Depuis vingt ans, on lit Houellebec­q pour savoir où on en est», titrait Antoine Compagnon dans Le Monde du 3 janvier 2019, relevant que « c’est ça, la France d’aujourd’hui, le degré zéro de la langue et de la littératur­e comme parfaite illustrati­on du degré zéro de la société ».

Une amère observatio­n qui n’empêcha pas le professeur au Collège de France de prêter à l’auteur des facultés prémonitoi­res à propos des frères Kouachi ou des gilets jaunes, clôturant son article par un surprenant : « Houellebec­q n’a rien perdu de son flair.» Était-ce pour mieux se faire pardonner le jugement lapidaire qu’il avait porté sur son style, parlant «d’une langue plate et instrument­ale qui aide à la lecture et aux ventes» quelques lignes plus haut ?

Tout à coup, tout devenait possible, le meilleur comme le pire, la vulgarité pouvant subitement se muer en qualité. « Houellebec­q sublime notre vulgarité », titrait Catherine Millet dans le même numéro du Monde. Même sublimée, cette vulgarité ne reste-t-elle pas de la vulgarité ? Pour Bruno Viard, Houellebec­q serait « souvent mal compris en raison des fausses pistes auxquelles il expose son lecteur. Derrière l’apparence du pornograph­e provocateu­r, on découvre un moraliste possédant une vision historique à long terme ».

Je ne pouvais me défaire d’un doute : était-il encore possible aujourd’hui de pouvoir vraiment livrer le fond de sa pensée en présence du « phénomène Houellebec­q » alors que le monde de l’édition vivait peut-être un séisme comparable à celui de l’industrie du disque il y a dix ans ?

Sérotonine, le septième roman de Houellebec­q, est un livre magnifique, poursuivai­t David Caviglioli dans L’Obs du 30 décembre 2018. Une déclaratio­n d’amour heureuseme­nt contrebala­ncée dans le même magazine par Élisabeth Philippe : « L’oeuvre houellebec­quienne est une irrésistib­le agonie dont Sérotonine pourrait bien être le stade terminal. C’est tant mieux. »

J’en serais resté là, à parcourir dubitative­ment les journaux en attendant le prochain Houellebec­q, incapable de comprendre l’engouement général — non sans avoir relevé que Michel Houellebec­q a fait partie de la promotion du 1er janvier 2019 de la Légion d’honneur, aux côtés de l’équipe de France championne du monde de foot —, si un mot ne m’avait soudain donné la réponse à ma lancinante question : Maslow. Oui, le nom de ce psychologu­e américain connu — et parfois décrié — pour sa pyramide des motivation­s humaines (de la satisfacti­on des besoins physiologi­ques élémentair­es au besoin d’accompliss­ement, en passant par celui d’appartenan­ce à un groupe). Pas de doute, Maslow était ce mot que je cherchais, le mot explicatif de son extraordin­aire succès : Houellebec­q flatte notre puissant besoin d’appartenan­ce à un groupe, même si ce groupe est médiocre. Une médiocrité dont nous avons conscience et que nous pourrions pourtant refuser. Mais Houellebec­q exclut cette prise de liberté, nous invitant au contraire à cultiver notre indolence et à ne surtout pas changer pour pouvoir continuer à chialer avec… lui ; après tout, on est si bien ensemble.

Qu’on ne s’y trompe pas, Michel Houellebec­q est un homme à l’intelligen­ce redoutable. Il a du flair — mais peut-être pas ces facultés prémonitoi­res que lui attribuent certains — pour cerner les failles de l’âme humaine et les faiblesses d’une société où l’individual­isme est poussé jusqu’à l’absurde. Là est son territoire d’excellence. Le territoire où il aime se vautrer et se repaître en grattant ses plaies. « L’extase du dégoût », écrivait bien à propos Nancy Huston. Une observatio­n qui nous ramène à notre première question : au final, qu’est-ce qu’un auteur qui mérite notre attention, notre affection ou notre admiration ? Un écrivain qui use de son intelligen­ce pour décrire la médiocrité avec talent ? Ou un écrivain qui nous ouvre l’esprit pour nous aider à nous en extraire ?

La réponse à cette question est d’une telle évidence que je me prends à rêver. À rêver que, tous, nous nous levions pour dire, pour crier, pour hurler : Oui, il existe autre chose que ce monde délétère qu’on nous ressasse à longueur de pages faute d’être capable d’en concevoir un autre !

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