Michel Houellebecq ou l’extase du dégoût
L’extase du dégoût. C’est le titre que Nancy Huston avait donné au chapitre consacré à Michel Houellebecq dans son Professeurs de désespoir (Actes Sud, 2004). Le phénoménal succès de cet auteur, dont j’avais lu plusieurs ouvrages, échappait à ma compréhension — jusqu’à il y a peu.
Il faut dire que sa récente déclaration d’admiration pour le président Donald Trump dans le magazine américain Harper’s, première étape d’une sortie soigneusement mise en scène de son dernier roman, Sérotonine, n’avait fait que ranimer, pour l’exacerber, le souvenir d’une énigme irrésolue: que diable les gens trouvaient-ils de si extraordinaire à Houellebecq ? Et puis, les éloges avaient aussitôt commencé à pleuvoir : « Depuis vingt ans, on lit Houellebecq pour savoir où on en est», titrait Antoine Compagnon dans Le Monde du 3 janvier 2019, relevant que « c’est ça, la France d’aujourd’hui, le degré zéro de la langue et de la littérature comme parfaite illustration du degré zéro de la société ».
Une amère observation qui n’empêcha pas le professeur au Collège de France de prêter à l’auteur des facultés prémonitoires à propos des frères Kouachi ou des gilets jaunes, clôturant son article par un surprenant : « Houellebecq n’a rien perdu de son flair.» Était-ce pour mieux se faire pardonner le jugement lapidaire qu’il avait porté sur son style, parlant «d’une langue plate et instrumentale qui aide à la lecture et aux ventes» quelques lignes plus haut ?
Tout à coup, tout devenait possible, le meilleur comme le pire, la vulgarité pouvant subitement se muer en qualité. « Houellebecq sublime notre vulgarité », titrait Catherine Millet dans le même numéro du Monde. Même sublimée, cette vulgarité ne reste-t-elle pas de la vulgarité ? Pour Bruno Viard, Houellebecq serait « souvent mal compris en raison des fausses pistes auxquelles il expose son lecteur. Derrière l’apparence du pornographe provocateur, on découvre un moraliste possédant une vision historique à long terme ».
Je ne pouvais me défaire d’un doute : était-il encore possible aujourd’hui de pouvoir vraiment livrer le fond de sa pensée en présence du « phénomène Houellebecq » alors que le monde de l’édition vivait peut-être un séisme comparable à celui de l’industrie du disque il y a dix ans ?
Sérotonine, le septième roman de Houellebecq, est un livre magnifique, poursuivait David Caviglioli dans L’Obs du 30 décembre 2018. Une déclaration d’amour heureusement contrebalancée dans le même magazine par Élisabeth Philippe : « L’oeuvre houellebecquienne est une irrésistible agonie dont Sérotonine pourrait bien être le stade terminal. C’est tant mieux. »
J’en serais resté là, à parcourir dubitativement les journaux en attendant le prochain Houellebecq, incapable de comprendre l’engouement général — non sans avoir relevé que Michel Houellebecq a fait partie de la promotion du 1er janvier 2019 de la Légion d’honneur, aux côtés de l’équipe de France championne du monde de foot —, si un mot ne m’avait soudain donné la réponse à ma lancinante question : Maslow. Oui, le nom de ce psychologue américain connu — et parfois décrié — pour sa pyramide des motivations humaines (de la satisfaction des besoins physiologiques élémentaires au besoin d’accomplissement, en passant par celui d’appartenance à un groupe). Pas de doute, Maslow était ce mot que je cherchais, le mot explicatif de son extraordinaire succès : Houellebecq flatte notre puissant besoin d’appartenance à un groupe, même si ce groupe est médiocre. Une médiocrité dont nous avons conscience et que nous pourrions pourtant refuser. Mais Houellebecq exclut cette prise de liberté, nous invitant au contraire à cultiver notre indolence et à ne surtout pas changer pour pouvoir continuer à chialer avec… lui ; après tout, on est si bien ensemble.
Qu’on ne s’y trompe pas, Michel Houellebecq est un homme à l’intelligence redoutable. Il a du flair — mais peut-être pas ces facultés prémonitoires que lui attribuent certains — pour cerner les failles de l’âme humaine et les faiblesses d’une société où l’individualisme est poussé jusqu’à l’absurde. Là est son territoire d’excellence. Le territoire où il aime se vautrer et se repaître en grattant ses plaies. « L’extase du dégoût », écrivait bien à propos Nancy Huston. Une observation qui nous ramène à notre première question : au final, qu’est-ce qu’un auteur qui mérite notre attention, notre affection ou notre admiration ? Un écrivain qui use de son intelligence pour décrire la médiocrité avec talent ? Ou un écrivain qui nous ouvre l’esprit pour nous aider à nous en extraire ?
La réponse à cette question est d’une telle évidence que je me prends à rêver. À rêver que, tous, nous nous levions pour dire, pour crier, pour hurler : Oui, il existe autre chose que ce monde délétère qu’on nous ressasse à longueur de pages faute d’être capable d’en concevoir un autre !