Le Devoir

L’habit est le message

La balade en blanc des élues américaine­s en témoigne

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Il faut se fier aux apparences. Et, très franchemen­t, l’habit fait le moine. Mardi soir, à Washington, rassemblée­s pour entendre le discours sur l’état de l’Union du président Trump, les élues démocrates étaient toutes en blanc. Elles formaient un bloc homogène, agité mais uni, avec un je-nesais-quoi d’espiègle et de malicieux. Même Nancy Pelosi, leader et doyenne de la chambre basse, avait opté pour un tailleur crème.

La vague symbolique coordonnée honorait la lutte pour le droit de vote des femmes américaine­s obtenu il y a un siècle, très exactement. Les suffragett­es, féministes de la première vague, optaient presque toujours pour des vêtements sobres et conformist­es, le plus souvent blancs, afin de présenter une image immaculée et bien seyante du mouvement.

En anglais yankee, on parle encore du white suffragett­e. La candidate Hillary Clinton avait elle aussi usé du message en blanc en acceptant la nomination comme candidate à la présidence en 2016 comme lors du troisième débat avec son adversaire républicai­n Donald Trump.

«C’est vraiment formidable, ce qui vient de se passer sous nos yeux, et je crois que ce que ces dames ont fait va rester gravé dans la mémoire politique américaine pour toujours », dit Diane Pacom,

professeur­e émérite du Départemen­t de sociologie de l’Université d’Ottawa. « En se regroupant, elles ont formé un bloc blanc qui agissait en fait comme un trou noir en absorbant toute l’énergie de l’assemblée. »

La professeur­e Pacom fait référence à l’historien des idées Michel Foucault (« le plus grand penseur du XXe siècle ») et à sa vision du corps comme espace politique.

« Le corps social est le corps vêtu, ditelle. Il acquiert ainsi une importance capitale en devenant un signe, un symbole de ce que chacun est. Le vêtement est une forme de langage. Il sert à exprimer des croyances religieuse­s ou des idées politiques. Et comme le corps de la femme a été réglementé de façon plus stricte que le corps de l’homme, c’est très fort que des femmes politiques choisissen­t de faire un statement de cet ordre en s’habillant comme leurs soeurs suffragett­es du passé. »

La représenta­nte du Minnesota Ilhan Omar, une des deux élues musulmanes du Congrès, avait agencé son hidjab à son costume blanc. La troisième vague féministe est en marche.

Tout corps est politique

L’utilisatio­n et la critique du vêtement à des fins politiques sont partout. La nouvelle ministre québécoise de la Condi- féminine, Isabelle Charest, vient de pourfendre le hidjab comme « symbole d’oppression ».

En France, les manifestat­ions des gilets jaunes ébranlent le gouverneme­nt depuis des mois. Un contre-mouvement s’organise autour de défenseurs autoprocla­més de la République arborant des écharpes rouges.

Tout corps est politique, mais le corps des gens de pouvoir le devient encore plus. Brigitte Macron a été attaquée virtuellem­ent pour avoir porté des baskets de luxe à 1000 $ lors d’une sortie officielle en Égypte le 27 janvier.

Des internaute­s (disons conspirati­onnistes) ont déniché un message belliqueux caché dans le choix du costume vaguement militaire que portait la première dame au discours sur l’état de l’Union mardi alors que son mari président en appelait à la collaborat­ion bipartisan­e des élus. Le styliste Hervé Pierre, qui a lui-même acheté la robe sombre à New York pour Melania Trump, a rejeté totalement cette interpréta­tion.

La représenta­tion et le pouvoir avancent en cordée depuis l’invention de la politique. D’autres époques ont d’ailleurs connu des charges symbolique­s autrement plus profondes que la controvers­e suscitée récemment par la tuque ou le t-shirt de Catherine Dorion.

Philippe Denis, doctorant et chargé de cours à l’École supérieure de mode de l’UQAM, évoque le mouvement des Incroyable­s et des Merveilleu­ses du Directoire (1795-1799) en France. La jeu- nesse adopta alors des tenues et des coiffures de plus en plus extravagan­tes. Les femmes s’habillèren­t ou plutôt se déshabillè­rent « à la grecque », de façon de plus en plus légère et transparen­te. Ces élégants étiolés par la Terreur se mirent aussi à ne presque plus prononcer les R, peut-être par disgrâce du mot révolution.

« À la limite, les Incroyable­s et les Merveilleu­ses soulignaie­nt le fait d’être encore vivants, de s’en être sortis, dit M. Denis. Les Incroyable­s vont par exemple dégager leur chevelure sur la nuque pour rappeler les têtes tombées sur l’échafaud. Les mouvements de mode critique utilisent le vêtement pour symboliser une position ou une opposition. Il n’y a rien de nouveau. »

 ?? SAUL LOEB AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Les élues américaine­s s’étaient habillées de blanc, mardi, pour marquer le centième anniverair­e des suffragett­es.
SAUL LOEB AGENCE FRANCE-PRESSE Les élues américaine­s s’étaient habillées de blanc, mardi, pour marquer le centième anniverair­e des suffragett­es.
 ?? ANDREW HARNIK ASSOCIATED PRESS ?? La représenta­nte du Minnesota Ilhan Omar avait agencé mardi son hidjab à son costume blanc pour le discours de Donald Trump.
ANDREW HARNIK ASSOCIATED PRESS La représenta­nte du Minnesota Ilhan Omar avait agencé mardi son hidjab à son costume blanc pour le discours de Donald Trump.

Newspapers in French

Newspapers from Canada