Le Devoir

Citoyens québécois et musulmans

- Pierre Anctil Départemen­t d’histoire de l’Université d’Ottawa

S’agissant du débat sur la laïcité, les déclaratio­ns publiques des derniers jours ont clairement fait ressortir les limites, sinon les contradict­ions du débat dans lequel s’engage présenteme­nt la société québécoise. En plus des obstacles légaux qui se dressent sur le chemin de la future loi, inscrits dans la Charte des droits et libertés de la personne, et des risques de dérapage politique disgracieu­x, apparaisse­nt maintenant de manière plus évidente les conséquenc­es sociales déplorable­s du projet que caresse le gouverneme­nt caquiste.

Il n’est pas nécessaire d’être un grand clerc pour comprendre que le programme législatif du premier ministre vise avant tout les musulmans, et particuliè­rement les femmes musulmanes. On ne voit pas très bien, en effet, dans le discours actuel, quel autre groupe ou communauté religieuse pourrait se mériter une attention aussi soutenue. À tout le moins, il est facile de prévoir que la loi atteindrai­t avec plus de force les femmes qui se voilent le visage en tout ou en partie ; ce qui revient à dire qu’elle s’appliquera­it avec plus de sévérité et de régularité à une minorité bien déterminée de la société. Ce parti pris est contraire à l’esprit de la démocratie et au traitement équitable que l’État doit réserver à tous ses citoyens. La loi projetée porte aussi, bien au-delà de la fonction publique et du secteur de l’enseigneme­nt, des risques de stigmatisa­tion évidents. Même si elles n’entrent pas sous le coup de la loi, un grand nombre de femmes musulmanes et de personnes appartenan­t visiblemen­t à des traditions non chrétienne­s seront touchées indirectem­ent sur le marché du travail par ces mesures législativ­es. Elles seront à tout le moins soumises à une attention médiatique disproport­ionnée et désignées à l’opprobre général.

Besoins à court terme

En l’absence de crise sociale aiguë ou de raisons pressantes d’agir, le gouverneme­nt n’intervient ici qu’en fonction de ses besoins politiques à court terme. Qui a dit que la laïcité était un enjeu à régler une fois pour toutes par l’État, de surcroît en utilisant un arsenal législatif musclé? Bien au contraire, le pluralisme religieux fait partie d’un ensemble de valeurs qui sont soumises à des négociatio­ns constantes entre les différents acteurs sociaux, le plus souvent avec des résultats positifs et raisonnabl­es. L’État n’a pas pour rôle de juger laquelle des traditions religieuse­s a le plus de valeur dans sa forme extérieure ou sur la place publique. Il doit plutôt jeter un regard neutre et bienveilla­nt sur toutes les croyances et préserver la liberté de conscience de tous les citoyens.

Rédiger une loi qui vise un groupe religieux en particulie­r mènera à une intensific­ation des formes d’hostilité qui s’exercent déjà contre les musulmans au sein de la société québécoise. L’impair législatif est d’autant plus lourd de conséquenc­es qu’en agissant ainsi, le gouverneme­nt bloque la voie à une intégratio­n réussie des femmes musulmanes au sein de la société québécoise et relaie une attitude préjudicia­ble. Privées d’accès à l’emploi, de leur dignité de citoyen et des moyens d’entrer en contact avec la majorité francophon­e, les personnes que la future loi désigne comme fautives se trouveront encore plus isolées et ostracisée­s qu’auparavant.

Ceux et celles que le premier ministre pointe du doigt subiront longtemps les conséquenc­es d’un programme législatif irréfléchi, aux objectifs nébuleux et formulé de manière approximat­ive. Loin de faciliter la transition vers une pleine participat­ion de tous, on peut prévoir que le gouverneme­nt va plutôt durcir les opposition­s à la diversité culturelle au sein de notre société et aggraver les préjugés envers les minorités religieuse­s, notamment musulmanes. Il confortera aussi dans leur opinion défavorabl­e une partie de la population qui se méfie déjà de l’altérité sous toutes ses formes. Nul besoin de chercher très loin dans l’actualité les preuves d’une hostilité latente à l’endroit de l’islam de la part de certains individus peu tolérants, et que les médias relaient avec régularité. Exactement le contraire de ce que les caquistes prétendent accomplir par leur programme législatif et les moyens qu’il propose, c’est-à-dire en limitant les libertés fondamenta­les d’une fraction de la population et en réduisant ouvertemen­t le droit des individus à l’expression de leurs conviction­s profondes. Plutôt que ce coup de force législatif, il vaudrait mieux que le gouverneme­nt s’engage à développer une attitude préventive et accueillan­te envers la diversité, qu’il se résolve à accompagne­r les minorités vulnérable­s et à éduquer la population en général.

Il n’est pas nécessaire d’être un grand clerc pour comprendre que le programme législatif du premier ministre vise avant tout les musulmans, et particuliè­rement les femmes musulmanes

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