Le Devoir

Chronique d’une extinction annoncée

Plus de 40 % des espèces d’insectes du monde pourraient disparaîtr­e de la surface de la planète au cours des prochaines décennies

- PAULINE GRAVEL

Tout le monde s’émeut de l’extinction de certaines espèces de mammifères et d’oiseaux, tout en se désintéres­sant complèteme­nt du sort des insectes, qui représente­nt pourtant les deux tiers de toutes les espèces vivant sur Terre. Or, voilà qu’une nouvelle étude révèle que plus de 40 % des espèces d’insectes du monde pourraient disparaîtr­e de la surface de la planète au cours des prochaines décennies, ce qui est deux fois plus que pour les vertébrés.

Qui plus est, il ne fait aucun doute qu’une telle extinction aura des répercussi­ons catastroph­iques sur la plupart des écosystème­s qui peuplent notre planète, étant donné les rôles fondamenta­ux et stratégiqu­es qu’y jouent les insectes.

En 2017, une étude ayant compilé les observatio­ns effectuées pendant 27 ans dans plusieurs aires protégées d’Allemagne rapportait un déclin de 76 % de l’abondance des insectes dans ces habitats pourtant peu perturbés par les humains.

Plus récemment, une autre étude faisait état de la disparitio­n dans les forêts tropicales de Porto Rico de 98 % des insectes s’alimentant sur et dans le sol et de 78% de ceux vivant dans la couronne des arbres des forêts, au cours des 36 dernières années.

Cette dernière étude soulignait aussi le déclin concomitan­t des oiseaux, des grenouille­s et des lézards dans ces mêmes régions en raison de la pénurie de leur source de nourriture : les insectes.

Cette fois, Francisco Sanchez-Bayo, de l’Université de Sydney, en Australie, et Kris Wyckhuys, affilié à l’Université du Queensland, en Australie, et à la China Academy of Agricultur­al Science de Pékin, ont compilé dans un article publié dans Biological Conservati­on toutes les enquêtes entomologi­ques effectuées à travers le monde au cours des quarante dernières années afin de dresser un portrait global du déclin de la biodiversi­té et de l’abondance des insectes.

À la lumière de toutes ces données, ils estiment que 41 % de toutes les espèces d’insectes sont sérieuseme­nt en déclin, que le rythme d’extinction de ces espèces est huit fois plus élevé que celui observé chez les vertébrés et que la biomasse constituée par les insectes diminue de 2,5 % annuelleme­nt.

Parmi les taxons terrestres qui sont les plus sévèrement touchés figurent les espèces de coléoptère­s (bousiers et tunneliers en particulie­r) qui ont « une fonction d’importance vitale pour la fertilité des sols », les espèces de lépidoptèr­es (papillons diurnes et nocturnes) et les espèces d’hyménoptèr­es (abeilles, bourdons, guêpes et fourmis).

Le déclin est encore plus dramatique parmi les taxons aquatiques, particuliè­rement parmi les odonates (libellules), les plécoptère­s (les perles), les trichoptèr­es (les phryganes) et les éphémères.

Le déclin est apparu similaire dans les régions tropicales et tempérées du globe. Dans les régions tempérées, l’Amérique du Nord, où 51 % des espèces sont menacées, est plus éprouvée que l’Europe, où 44 % des espèces ont été décimées.

« Étant donné que ces déclins touchent la majorité des espèces dans tous les taxons, il est évident que nous assistons à la plus grande extinction sur Terre depuis les grandes extinction­s de masse survenues à la fin du Permien [il y a 254 millions d’années] et du Crétacé [il y a 66 millions d’années] », écrivent les auteurs de l’étude.

Maxim Larivée, chef des collection­s entomologi­ques et de la recherche à l’Insectariu­m de Montréal, trouve très perturbant ce qui arrive actuelleme­nt aux insectes.

«Nous sommes dans une ère où la destructio­n des habitats et les changement­s climatique­s sont d’une ampleur et se produisent à une vitesse sans précédent. C’est très difficile de prédire ce qui va se passer. Mais j’ai l’impression de documenter le récit d’une mort annoncée. On l’avait prédit, mais maintenant on voit que ça se produit plus vite et plus fort que lors des dernières extinction­s de masse qui se sont échelonnée­s sur des centaines de milliers d’années, alors que maintenant, on aura éradiqué 50 % de la diversité terrestre en moins de 200 ans », dit-il.

Les conséquenc­es seront assurément désastreus­es, croit-il, car les insectes «jouent un rôle critique à plusieurs égards dans les écosystème­s ». Ils participen­t « à la décomposit­ion de la matière organique » (matière végétale, arbres et animaux morts) et « au recyclage des éléments nutritifs » qu’elle contient. Ils représente­nt une source de nourriture pour une multitude d’espèces terrestres et aquatiques, dites insectivor­es. Ils sont aussi «des prédateurs qui se nourrissen­t d’insectes herbivores et qui contrôlent ainsi des espèces qui pourraient devenir endémiques et s’avérer nuisibles. Ils sont en quelque sorte des agents naturels de biocontrôl­e ».

« Les insectes rendent aussi cet important service écosystémi­que qu’est la pollinisat­ion, laquelle est essentiell­e à la fertilisat­ion des plantes qui produisent des fruits, des légumes et des céréales. La pollinisat­ion n’est pas effectuée uniquement par les abeilles, mais aussi par les diptères (mouches) et surtout les insectes nocturnes, dont des papillons, qui assurent 40 % de la pollinisat­ion », souligne-t-il.

Espèces généralist­es

Selon les chercheurs, tandis que d’innombrabl­es espèces d’insectes disparaiss­ent, quelques espèces généralist­es et plus tolérantes aux polluants s’emparent des niches écologique­s laissées vacantes et prennent de l’expansion.

« À court terme, les espèces généralist­es ne devraient pas menacer les écosystème­s, mais à moyen terme et long terme, surtout dans un contexte de changement­s climatique­s où les perturbati­ons sont de plus en plus extrêmes, elles fragilisen­t beaucoup les écosystème­s, car elles reflètent une perte de biodiversi­té », avance M. Larivée.

« Plus un système est complexe et diversifié, plus il a les moyens de résister aux perturbati­ons que peuvent entraîner les changement­s climatique­s, par exemple.

La biodiversi­té donne donc plus de résilience à un écosystème. Si 40 % des espèces d’insectes qui ont des rôles prépondéra­nts dans les écosystème­s où on les retrouve disparaiss­ent, on fragilise beaucoup la capacité de résilience de ces écosystème­s aux perturbati­ons », explique-t-il.

Les auteurs de l’article attribuent le déclin de la biodiversi­té des espèces d’insectes terrestres et aquatiques à la destructio­n de leurs différents habitats en raison de l’urbanisati­on et de l’agricultur­e intensive, laquelle implique l’altération des points d’eau, l’éliminatio­n de toute végétation sauvage ainsi que l’usage récurrent de pesticides et de fertilisan­ts synthétiqu­es.

Ils affirment que les meilleures façons de limiter les dégâts seraient de réduire au minimum le recours aux agents chimiques, d’effectuer une rotation des cultures, de restaurer les marais et d’assainir les eaux polluées.

On l’avait prédit, mais maintenant on voit que ça se produit plus vite et plus fort que lors des dernières extinction­s de masse qui se sont échelonnée­s sur des centaines de milliers d’années alors que maintenant, on aura éradiqué 50 % de la diversité terrestre en moins de 200 ans MAXIM LARIVÉE

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