Le Devoir

Bruxelles contre l’Europe

- CHRISTIAN RIOUX

Faut-il y voir un nouvel exemple du déclin de l’Europe ? Mercredi, la commissair­e à la Concurrenc­e, Margrethe Vestager, a annoncé qu’elle opposerait son veto à la fusion des entreprise­s Alstom et Siemens. Selon Bruxelles, la fusion des géants français et allemand du chemin de fer, pourtant souhaitée par les deux pays, enfreint les règles de la concurrenc­e européenne. C’est ainsi que Bruxelles vient d’immoler sur l’autel du sacro-saint marché libre la possibilit­é de créer un géant européen du chemin de fer, et cela, alors même que le mastodonte chinois CRRC est déjà numéro un mondial.

Pourtant, faites le test. Demandez à n’importe qui de nommer la plus grande réalisatio­n de l’Europe depuis 50 ans et il y a fort à parier que surgira le nom d’Airbus. Mais ce qui était possible dans l’Europe de De Gaulle et de Willy Brandt pour contrer l’américain Boeing ne l’est plus aujourd’hui. Avec pour résultat que l’Europe ne compte pratiqueme­nt aucun géant dans des domaines aussi importants que le nucléaire, la téléphonie, l’Internet et le numérique.

De là à conclure qu’en passant du Marché commun à la monnaie unique, le continent a fabriqué son propre déclin, il n’y a qu’un pas. C’est la thèse que défend brillammen­t le livre de l’économiste Ashoka Mody intitulé Eurotraged­y (Oxford University Press). Ancien du FMI et de la Banque mondiale, Mody ne flirte ni avec le Rassemblem­ent national, en France, ni avec Syriza, en Grèce. Son livre a d’ailleurs remporté le prestigieu­x prix du Livre économique de l’année décerné par l’Associatio­n des éditeurs américains.

Dans ces 600 pages, l’économiste de Princeton raconte une tragédie qui, depuis vingt ans, mène l’Europe de déboires en déboires. Selon lui, non seulement la monnaie unique fut une erreur magistrale, mais depuis, l’Europe s’est enfermée dans une véritable « bulle cognitive » qui ne fait qu’aggraver son erreur et la rend sourde à ce que disent les peuples et la réalité économique.

Les esprits les plus éclairés avaient pourtant tiré la sonnette d’alarme. Trente ans avant la crise grecque, Nicholas Kaldor, de l’Université de Cambridge, avait mis en garde les Européens contre un projet qui, en obligeant les pays les plus riches à soutenir les plus pauvres, diviserait profondéme­nt les vieilles nations européenne­s. Car il a toujours été clair que jamais l’Allemagne n’accepterai­t la moindre forme de péréquatio­n, une condition pourtant indissocia­ble de toute union monétaire.

Bien avant la monnaie unique, le « serpent monétaire européen » et le Mécanisme européen des taux de change avaient montré l’impossibil­ité d’imposer une discipline monétaire commune à des pays aussi différents, explique Mody. Mais l’idéologie ne s’embarrasse ni du réel ni des peuples et de leur histoire. Les résultats ne se feront pas attendre. Sitôt les taux de change devenus fixes, la France verra ses excédents commerciau­x fondre au soleil. Avec le recul, on voit que Paris a été pris à son propre jeu, dit Mody, lui qui croyait harnacher ainsi l’étalon allemand. Non seulement l’économie allemande a-t-elle continué à dominer l’Europe, mais l’euro permet aujourd’hui à Berlin de dicter ses réformes économique­s à la France.

Parodiant Aristote, l’économiste se demande comment « des hommes et des femmes éminemment bons et justes » ont pu déclencher une telle tragédie « non par vice et dépravatio­n », mais par « erreur et faiblesse ». Selon lui, l’euro fut d’abord et avant tout un choix idéologiqu­e défiant toutes les lois de l’économie et de la géopolitiq­ue. Dans un monde de taux flottants, les pays européens se privaient de cette souveraine­té monétaire qui agit comme un « pare-chocs ». Les dévaluatio­ns permettent aux plus faibles de reprendre leur souffle, contrairem­ent à ce que croyaient Pompidou et Giscard d’Estaing, qui y voyaient un objet de honte.

En entrevue sur le site Atlantico, l’économiste note que les électeurs qui avaient voté en France contre le traité de Maastricht (1992) ressemblen­t étrangemen­t à ces gilets jaunes qui ont récemment occupé les ronds-points. C’est de cette époque que date, dit-il, le début de la rébellion d’une partie de la population contre l’Europe. « Au lieu d’entendre la voix du peuple et de colmater la fracture, les responsabl­es européens ont décidé de l’ignorer. »

Ashoka Mody n’est pas antieuropé­en. Au contraire, il rêve même d’une « nouvelle république des lettres » fondée sur la diversité des peuples européens. Selon lui, l’idéologie du « toujours plus d’Europe » est en train de déconstrui­re l’extraordin­aire réussite économique qui avait caractéris­é le Marché commun. Le refus de fusionner Alstom et Siemens en fournit aujourd’hui la preuve par l’absurde. Même le « couple franco-allemand » s’en trouve ébranlé.

Soit Bruxelles accepte de redonner leur souveraine­té aux États membres, dit l’économiste, soit l’euro continuera à agir comme « une force de décélérati­on économique ». Dans ce cas, l’optimisme n’est guère de mise. Chaque nouvelle crise « surviendra dans un contexte de vulnérabil­ité financière et économique encore plus grand ». Or, la prochaine pourrait bien « déchirer durablemen­t le délicat tissu européen ».

Demandez à n’importe qui de nommer la plus grande réalisatio­n de l’Europe depuis 50 ans et il y a fort à parier que surgira le nom d’Airbus. Mais ce qui était possible dans l’Europe de De Gaulle et de Willy Brandt pour contrer l’Américain Boeing ne l’est plus aujourd’hui.

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