À quoi je joue ? Je joue au cinéma.
À l’aube de l’an 2000, de jeunes cinéastes québécois donnaient naissance à ce qui deviendrait un mouvement mondial
J’ai vu des Burundais — des Bu-rundais ! — présenter leurs kinos ! Il y avait quelque chose d’absolument extraordinaire dans cette expérience. EZA PAVENTI
Eza Paventi se trouvait à Bujumbura au Burundi pour le tournage de la série documentaire Là où je dors, diffusée sur TFO en 2012. « Et ce soir-là, il y avait dans la ville un Kino Kabaret », raconte la réalisatrice et animatrice, visiblement émue que cette forme de cinéma fait avec des bouts de ficelles et beaucoup d’enthousiasme ait essaimé partout sur la boule, et sans que ceux qui l’embrassent en connaissent toujours l’origine. « J’ai vu des Burundais — des Bu-run-dais ! — présenter leurs kinos ! Il y avait quelque chose d’absolument extraordinaire dans cette expérience. »
Son ami le réalisateur Christian Laurence (Le journal d’Aurélie Laflamme, la série La dérape) renchérit : « Imagine : je me suis déjà fait expliquer ce qu’est un kino ! » C’est aussi arrivé à Eza : « Et même si c’est amusant quand ça arrive, c’est surtout un magnifique compliment, parce qu’il n’y a rien de plus beau qu’un jeune adepte euphorique qui vient d’être gagné par la fièvre Kino ! »
Rien de plus beau que d’avoir contribué à mettre au monde une idée qui fleurit aujourd’hui d’elle-même : Kino, fondé en 1999 par une vingtaine de jeunes cinéastes refusant d’attendre qu’on leur donne la permission de faire leurs propres courts métrages, souffle ses 20 bougies. Et ses créateurs, dont Eva Pazenti et Christian Laurence, n’auraient pu imaginer plus gratifiant cadeau que d’avoir vu leur mouvement devenir constellation. Selon Jarrett Mann, directeur artistique de Kino Montréal, de 75 à 100 cellules Kino seraient présentement en activité dans le monde, sur cinq continents. De quoi célébrer, oui, et on le célébrera jusqu’au 12 mars, à l’occasion d’une série d’événements — table ronde, classe de maître, formation — débutant ce soir à la SAT lors de grandes retrouvailles entre vétérans kinoïtes.
Combattre l’inertie
À l’aube de l’an 2000, dans l’appréhension d’un bogue qui ne se produira pas, Eza Paventi, étudiante en cinéma à l’UQAM et jeune journaliste pour la revue Jeu, signe un entretien avec un groupe d’acteurs qui tentaient alors de répondre à l’angoisse d’une apocalypse imminente en présentant une pièce de théâtre par mois, pendant toute l’année. Parce que les bonnes idées existent précisément pour qu’on les emprunte, son ami Christian Laurence lance à ses collègues de classe (dont Eza Paventi et Stéphane Lafleur) un de ces défis que l’on ne se lance qu’au début de la vingtaine : imiter ces gens de théâtre en tournant un court métrage par mois (un film que l’on appellera bientôt simplement un « kino »), jusqu’à ce que les horloges s’arrêtent à jamais le 31 décembre 1999 au soir. Que la planète implose ou pas, il leur faudrait de toute façon patienter plusieurs éternités avant que les instances de financement officielles leur offrent de quoi filmer leur premier court, ou long métrage. Pourquoi ne pas immédiatement se mettre la caméra à l’épaule ?
Eza, en s’adressant à Christian : « J’aimais beaucoup l’analogie que tu faisais à l’époque avec les guitaristes: si tu joues de la guitare, t’en joues un peu chaque jour. Mais si je veux être réalisatrice, quel est le moyen que je peux employer pour me garder en forme, pour jouer chaque jour ? »
Christian enchaîne: «Je l’ai volée à Philippe Falardeau [qui a un temps flirté avec Kino], cette analogie-là ! À la fin des années 1990, faire du court métrage institutionnel, c’était quasiment comme faire du long métrage : ça te prenait un an et demi, deux ans de démarches et de demandes de financement, et quand t’as 20, 21 ans, t’as envie de raconter quelque chose tout de suite, parce que dans deux ans, tu n’auras probablement plus envie de raconter la même histoire. On voulait combattre l’inertie et créer ici tout de suite, peu importe le résultat, grandiose ou médiocre. D’où la devise de Kino: faire bien avec rien, faire mieux avec peu, mais le faire maintenant. »
Le punk rock du cinéma
Les outils nécessaires à l’assemblage d’un film, nous les avons tous aujourd’hui dans notre poche (enfin, presque). Né alors que le numérique s’apprêtait à démocratiser pour de bon la production de court métrage, et avant que YouTube ne permette aux Scorsese de salon de se faire voir partout où il y a du wifi, Kino aura su prospérer en revalorisant ce qu’aucune invention ne sait remplacer : la chaleur des liens qui bourgeonnent lorsque des humains se choisissent un objectif commun.
Et ses Kino Kabaret deviendront dès 2001 la principale manifestation de son âme festive. À l’invitation du Festival du nouveau cinéma et des nouveaux médias de Montréal, Christian, Eza et leur bande tournent dix films en dix jours. Le concept de ce marathon sera rapidement repris et décliné partout sur le globe : se réunir (souvent entre inconnus) dans un même lieu pendant 24, 48 ou 72 heures, afin de scénariser, tourner, monter, rigoler, boire et frencher (si l’occasion se présente), avec ce que ce marathon suppose d’adversité, et d’amitiés soudées par l’adversité dont on a triomphé.
Un contexte souple et cool aménageant pour ceux qui s’y font l’oeil une marge d’erreur aussi salutaire que rare, selon Christian Laurence, qui rappelle qu’aucun prix n’est distribué lors d’une soirée Kino, ce qui distingue radicalement la pensée du mouvement de l’écosystème des festivals. « Gardons un espace où on ne compte pas les points ! Gardons un espace où on peut se tromper. Dans un Kino Kabaret, tout ce qui arrive, si ce n’est pas bon, c’est que tu recommences. En fait, Kino est au cinéma ce que la musique punk est à la musique classique. C’est court, c’est un peu tout croche et tu regardes ça dans un bar en buvant une bière. »
École de la frugalité et de l’inventivité qu’elle appelle, école de la collégialité impérative à la bonne marche d’un plateau québécois, là où les moyens ne sont jamais princiers, école de l’humilité indissociable du travail d’équipe qu’est le septième d’art, Kino aura peut-être été à sa génération ce que l’ONF a été à celle du cinéma direct. Christian aime du moins le croire. « Ce que m’a appris Kino, c’est que si je veux être un bon réalisateur, il faut que j’aie du fun chaque minute de ma job.» Eza : « Et que peu importe ce qui arrive, peu importe les contraintes, on finisse toujours par trouver une façon de raconter une histoire. » Il n’y a jamais, dit-on, de liberté plus belle que celle que l’on conquiert soi-même.