L’Iran, 40 ans plus tard |
L’anthropologue irano-canadienne Homa Hoodfar raconte la métamorphose qu’a subie son pays, et son enfer derrière les barreaux
Libérée après 112 jours de détention en Iran, Homa Hoodfar a vu son pays se métamorphoser. Du temps du shah au régime des ayatollahs, elle a assisté au délitement de l’âme d’un peuple et de sa culture. Entrevue.
Affaiblie, Homa Hoodfar s’agrippe à la chaise qu’elle sent lentement glisser sous elle. Son calvaire ne fait que commencer. Au petit matin, deux hommes ont fait irruption dans sa cellule, lui ont bandé les yeux par-dessus son tchador avant de l’asseoir là, pour la mitrailler de questions. Ils lui hurlent à la tête. Mais son regard se fige sur l’étroit corridor qui s’ouvre devant elle. Une souricière humide où les prisonniers sont battus. Peut-être celui-là où s’est retrouvée Zahra Kazemi, la photographe irano-canadienne morte en détention 13 ans plus tôt entre les mêmes murs.
« Ce petit corridor n’avait d’autres raisons d’exister que celui d’y jeter les prisonniers pour les battre. J’ai pensé : “Estce là qu’ils ont torturé Zahra Kazemi ?” Je pouvais à peine me tenir sur ma chaise et ils m’accusaient de faire du théâtre. Ç’a été le jour le plus difficile. Je me suis dit: “Je vais mourir et vous, stupides hommes, vous ne réalisez pas que vous aurez une autre mort sur les bras, et ce sera terrible pour l’image de l’Iran.” »
Sept ans de prison pour sept livres
Plus de deux ans après sa libération, Homa Hoodfar, anthropologue et exprofesseure à l’Université Concordia, rescapée des griffes des Gardiens de la révolution, parle encore d’une voix étouffée. Si le régime des Mollahs d’Iran a failli avoir raison de sa vie, il n’a pas réussi à étouffer sa soif de liberté pour les femmes encore soumises au joug de ces fous de Dieu.
Libérée en septembre 2016 après de longues tractations diplomatiques, Homa Hoodfar, officiellement condamnée en Iran à sept ans de prison pour avoir écrit sept livres et diffusé des « idées féministes » lors d’un voyage d’études, est une des rares Canadiennes à avoir connu l’Iran d’avant et d’après l’ayatollah Khomeini, et à être sortie vivante des entrailles de la prison d’Evin.
Aujourd’hui, l’universitaire pose un regard éclairé sur la tornade qui a changé à jamais le visage de son pays, visité plusieurs fois avant d’y être érigée en ennemie de la République islamique.
C’est un entretien imprévu survenu dans le bureau de la vice-ministre de la Condition féminine iranienne, lors d’une visite au parlement, qui a scellé son sort. « Les élus radicaux venaient de voir élire 18 femmes sur 219 députés, ils étaient frustrés. Je n’ai même pas eu le temps de finir mon thé. Les Gardes révolutionnaires m’ont arrêtée, pensant que j’étais Britannique, pour m’utiliser comme monnaie d’échange. Ils m’accusaient d’être une espionne de la CIA ou du MI6, de vouloir “féminiser” le Parlement, dit-elle. J’étais tellement fâchée que j’ai frappé la table et j’ai crié : “Si je le pouvais, je le ferais !” »
Un pion pour les mollahs
L’arrestation de Hoodfar par la police religieuse devait en fait servir à faire pression sur leur propre gouvernement pour obtenir le départ de cette vice-ministre, jugée fort dérangeante par le système de justice islamique, fidèle à la charia. Après trois mois de mise en résidence surveillée sans résultat, Hoodfar est jetée en prison.
« J’ai eu droit à 45 sessions d’interrogations, certaines de huit à neuf heures. L’air était vicié. La cellule était à peine plus grande qu’un lit à deux places pour quatre femmes, sans matelas, sans fenêtre. » Ses trois codétenues sont des prostituées, arrêtées à leur retour de Dubaï. «Une d’elles était si grande qu’elle devait mettre ses jambes en l’air contre le mur pour dormir. Deux couvertes et une brosse à dents, c’est tout ce qu’on avait. »
Rapidement, la santé de Homa, déjà fragilisée par une maladie auto-immune, se détériore au fil des interrogatoires. Les soins de l’infirmerie de la prison ne suffisent plus. Ses poumons sont infectés, elle doit être hospitalisée. « Vous ne savez jamais ce qui peut arriver. Beaucoup de gens sont morts dans cette prison », dit-elle.
Un film en noir et blanc
Avant de vivre ce cauchemar éveillé, jamais Mme Hoodfar n’aurait cru que la situation en Iran pouvait dégénérer à ce point. « Même en 1981, les institutions religieuses qui ont pris le contrôle du pays n’étaient pas encore en place.» Mais à son retour en 1991, elle découvre un pays métamorphosé. « C’était comme retourner à la maison, mais sans être à la maison. La République islamique avait privé les gens de musique, de danse, de couleurs. Exprimer sa joie en public n’était plus approprié. C’était comme passer d’un film en couleur à un film en noir et blanc. Comme une dépression collective, comme si une grande peine pesait de tout son poids. »
L’anthropologue retrouve une nation littéralement schizophrène, où les gens mènent deux vies parallèles : une vie privée et une vie publique. Les familles sont divisées, des proches n’ont plus aucun espoir ni aucune confiance dans le régime islamique, alors que d’autres continuent de croire à leurs idéaux religieux. Les mariages éclatent. « C’était terrible. Les enfants revenaient de l’école avec l’idéologie islamiste. La fille de huit ans de mon oncle rentrait en disant : “Il faut que tu pries, sinon tu brûleras en enfer. Elle pleurait et forçait ses parents à prier.” Les familles devaient être sûres que leurs enfants ne répètent pas à l’école ce qui se faisait à la maison. »
Puis, la guerre avec l’Irak a décimé la jeunesse, faisant environ 260 000 morts, âgés en moyenne de 23 ans, alors que 200 000 autres succomberont au fil des ans à leurs blessures et à l’exposition aux armes chimiques. «Les familles ont perdu plusieurs enfants, ont vécu emprisonnements, exécutions. Une sorte de culpabilité collective régnait en silence, car beaucoup de gens avaient contribué de façon indirecte à la venue de ce régime meurtrier au pouvoir », pense Homa Hoodfar.
Espoirs ténus
Même après avec la révolution verte de 2009, vite réprimée, l’universitaire pense que les Iraniens, bien que peu favorables au régime en place, ne sont pas près de redescendre dans la rue. «Ceux qui ont voulu la révolution en 1979 se sont retrouvés avec quelque chose de pire qu’avant. Tant qu’il n’y aura pas d’option politique structurée, on ne délogera pas ce système. Les gens craignent de se retrouver dans un conflit ouvert comme en Syrie. Le régime est terrible, mais au moins, les gens peuvent sortir dans la rue. »
J’ai pensé : “Est-ce là qu’ils ont torturé Zahra Kazemi ?” Je pouvais à peine me tenir sur ma chaise et ils m’accusaient de faire du théâtre. Ç’a été le jour le plus difficile. HOMA HOODFAR
L’opposition se manifeste donc à faibles doses, à coups de petits gestes personnels.
« Les gens parlent aujourd’hui en public de leur mécontentement dans les taxis, les bus. Les langues se délient. Il y a un momentum pour que ça change, car cette schizophrénie n’est pas durable », dit-elle.
Les femmes protestent en ne portant plus le tchador, mais le manteau, ou des foulards colorés, de plus en plus courts.
La terreur, toujours
Mais la terreur, elle, continue de sévir derrière les portes closes. Il y a un an, le professeur canado-iranien Kavous Seyed-Emami, un environnementaliste spécialisé dans la protection d’espèces menacées, était écroué pour «espionnage» à la tristement célèbre prison d’Evin, avec huit de ses étudiants.
Son crime : avoir posé des caméras en plein désert pour « espionner des installations militaires ». Ses caméras fixes visaient plutôt à suivre les allées et venues de rares léopards du désert.
Le professeur Emami est mort derrière les barreaux après trois semaines. Le régime a prétendu à un suicide, mais la famille conteste cette version et réclame une enquête.
Ses collègues, dont Niloufar Bayani, une Iranienne diplômée de l’Université McGill en 2009, croupissent toujours à Evin, certains condamnés à 10 ans de réclusion, d’autres à la peine de mort pour « avoir semé la corruption sur la terre ».
« Je connais cette prison, c’est techniquement impossible de se suicider. Je peux imaginer ce que vit la jeune Bayani, les interrogatoires, l’intimidation. Écrivez son nom dans votre article », insiste Homa Hoodfar, qui peut s’imaginer aussi ce petit couloir, là où tout peut finir.
Les gens parlent aujourd’hui en public de leur mécontentement dans les taxis, les bus. Les langues se délient. Il y a un momentum pour que ça change, car cette schizophrénie n’est pas durable. HOMA HOODFAR