Le Devoir

Le racisme et la colonisati­on bien de chez nous

En 1969, des étudiants de Concordia deviennent le centre d’un mouvement ayant eu une portée mondiale

- Emilie Nicolas Doctorante en anthropolo­gie et conférenci­ère sur les droits de la personne

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaiso­n avec un événement ou un personnage historique.

Le 11 février 1969, un incendie fait rage au collège Sir George Williams, aujourd’hui l’Université Concordia. Au 9e étage du pavillon Henry F. Hall, sur le boulevard Maisonneuv­e, une centaine de protestata­ires se sont barricadés dans le laboratoir­e informatiq­ue. Une escouade antiémeute est appelée pour mettre fin à l’occupation, qui dure depuis 14 jours. Le feu est allumé à son arrivée sur les lieux.

Alors que la fumée envahit la salle, les étudiants se ruent vers l’unique porte de sortie libre d’obstacles. Quatreving­t-dix-sept manifestan­ts sont menottés et un grand nombre sont battus par les policiers comme par les passants qui s’étaient rassemblés dans la rue pour attendre le dénouement de la crise. Les images de la CBC montrent la foule de Montréalai­s qui scande « Burn, niggers, burn » et « Let the niggers burn », inlassable­ment, les yeux rivés sur les flammes.

Car, oui, les principaux leaders étudiants mis en arrestatio­n dans l’affaire Sir George Williams étaient des Noirs. Il y avait à leur suite un grand nombre de manifestan­ts de toutes les origines. Mais pour les policiers, les médias et le public qui les attendaien­t à la sortie du laboratoir­e, il s’agissait de Noirs. Ce ne sont qu’eux qui seront accusés, emprisonné­s, et parfois même expulsés, pour le soulèvemen­t. C’est que le drame du 11 février était l’aboutissem­ent de près de huit mois de tensions sur le campus, instiguées par la question du racisme dans l’enseigneme­nt universita­ire.

D’un coin à l’autre d’un empire

Le corps étudiant de Sir George Williams comprenait, à la fin des années 1960, une importante population originaire des Antilles britanniqu­es et récemment arrivée au Québec. Si Montréal comptait 7000 Noirs en 1961, on estime qu’il y en avait environ 50 000 en 1968. Le phénomène s’explique par des dynamiques qui dépassent largement nos frontières.

Au terme de la Deuxième Guerre mondiale, Londres ferme ses portes à l’immigratio­n en provenance de colonies dont elle avait pourtant eu grandement besoin pour ses efforts militaires, et cherche même à faire expulser au sud une partie des nouveaux venus. Trouver un accès à l’éducation supérieure et à des emplois dans un coin ou l’autre de l’empire devient crucial pour la jeunesse antillaise. Dans ce contexte, plusieurs nations du Commonweal­th font pression sur Ottawa dans l’espoir que le Canada cesse officielle­ment de limiter l’immigratio­n par catégorie raciale. Au cours des années 1960, le Canada procède à une série de réformes légales qui permettent pour la première fois l’entrée de nombreuses personnes non européenne­s.

Si, en 1969, l’opération McGill français avait dénoncé l’exclusion systémique des francophon­es du prestigieu­x établissem­ent d’enseigneme­nt, on ne peut qu’imaginer les obstacles qu’y subissaien­t les étudiants noirs. La future Université Concordia a donc accueilli, sur une courte période, plusieurs nouveaux arrivants racisés. Cette diversité subite ne correspond­ait toutefois pas à la compositio­n du corps professora­l et administra­tif du campus.

Mobilisati­on sans précédent

Population diversifié­e, dirigeants homogènes, dans un milieu corrompu par le racisme ordinaire : les tensions étaient inévitable­s. En mai 1968, six étudiants antillais portent plainte contre le professeur Perry Anderson pour traitement discrimina­toire. L’Université promet de mettre sur pied un comité de pairs qui examinera l’affaire. Son travail est toutefois retardé de mois en mois, et les demandeurs refusent de faire confiance au jugement d’une autorité entièremen­t blanche.

Le 29 janvier 1969, à la fin d’une assemblée tumultueus­e dans l’auditorium principal du campus, des étudiants décident d’occuper pacifiquem­ent le laboratoir­e d’informatiq­ue du 9e étage jusqu’à ce qu’on écoute leurs revendicat­ions. Ce qu’on croyait être une action brève s’étire durant des jours, en tout deux semaines. Le 10 février, l’administra­tion de l’Université annonce qu’elle se penchera finalement sur la question du racisme. Les organisate­urs du sit-in se réjouissen­t et déclarent victoire. On quitte alors le pavillon, en prenant soin de remettre tout en ordre : on fait tout pour ne pas être perçus comme des bêtes violentes, à l’image des stéréotype­s qui polluent déjà leurs existences.

Ces efforts seront pourtant vains. Le lendemain, Sir George Williams change son fusil d’épaule. On n’avait voulu, semble-t-il, que mettre fin à l’occupation. Tout de suite, la colère monte. Le 11 février, des étudiants retournent au laboratoir­e et bloquent l’accès aux escaliers à partir du 7e étage. Des cartes informatiq­ues de papier perforé sont lancées du haut des fenêtres et recouvrent le boulevard Maisonneuv­e. C’est alors qu’on fait appel à la police, avec les conséquenc­es que l’on sait. Ce que l’histoire retiendra surtout, ce sont les images d’une « émeute », le feu et la casse.

Colonialis­me fiscal

Les événements de Concordia s’inscrivent dans une mouvance de libération et de lutte contre les oppression­s aux ramificati­ons mondiales. La décennie est notamment marquée par la décolonisa­tion rapide du continent africain et les manifestat­ions pour les droits civiques aux États-Unis. À l’automne 1968, un Congrès des écrivains noirs est organisé à Montréal, afin de rassembler les plus grands penseurs contempora­ins et faire avancer l’égalité et la justice. Le Canada est alors porteur d’une ségrégatio­n raciale ad hoc comme de visées impérialis­tes communes à l’Occident de l’époque.

Durant cette période, Ottawa exerce sur les Antilles britanniqu­es ce qu’on pourrait appeler du colonialis­me fiscal. C’est qu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, le premier ministre Robert Borden avait formelleme­nt demandé à Londres de pouvoir annexer les « Indes occidental­es » et le Belize à son dominion, en récompense pour la contributi­on des troupes canadienne­s à la victoire. Frustré du refus des autorités impériales, Ottawa cherchera à contrôler tout de même les Antilles officieuse­ment.

La Banque Royale, la Banque de la Nouvelle-Écosse (Scotia) et la Banque de Montréal développen­t dans la première moitié du XXe siècle un quasimonop­ole sur l’économie antillaise. Les prêteurs limitent l’accès aux capitaux des population­s noires locales et préfèrent laisser l’entreprise aux mains des potentats coloniaux. Des Canadiens multiplien­t les ingérences politiques pour assurer leurs avantages fiscaux. Le résultat : une dépendance délétère à l’importatio­n, un écart de richesse important selon des lignes raciales, un rapatrieme­nt systématiq­ue des profits vers le Canada et un environnem­ent légal qui empêche la collecte de taxes pour les besoins des États naissants.

Toutes ces dynamiques influent encore aujourd’hui sur l’économie de pays et de territoire­s comme Trinitéet-Tobago, Antigua-et-Barbuda, la Dominique, Sainte-Lucie, la Barbade, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, la Jamaïque, les Bahamas, les Bermudes et les îles Vierges. Les colonies fiscales sont maintenant mieux connues sous le nom de paradis fiscaux. Et des années 1960 jusqu’à ce jour, les problèmes politiques exacerbés par les ambitions canadienne­s dans le Sud motivent une émigration constante de la jeunesse, notamment vers chez nous.

À l’hiver 1969, de grandes manifestat­ions envahissen­t les rues de Trinidad, tant pour dénoncer l’arrestatio­n violente de plusieurs de leurs ressortiss­ants à Montréal que pour s’élever contre l’étouffemen­t de la population par le contrôle canadien sur l’économie. La révolte s’est rapidement répandue dans la région. L’occupation de Concordia aura été déclenchée en réaction au racisme d’ici, mais aura marqué la marche vers l’autonomie de plusieurs nations d’Amérique aux prises avec l’impérialis­me.

Une triste continuité

On ne saura jamais si, comme l’allèguent plusieurs témoins de l’époque, l’incendie et la casse au laboratoir­e d’informatiq­ue ont été le fait des policiers. Nous savons par contre que, jusqu’à ce jour, les mouvements sociaux — en particulie­r ceux menés par des Noirs et des Autochtone­s — subissent constammen­t la surveillan­ce d’agents d’infiltrati­on. Nous connaisson­s aussi les réalités contempora­ines du profilage racial, avec la violence, les expulsions et les morts qui en découlent.

Nul ne pourra non plus affirmer si Perry Anderson était vraiment raciste : il fut officielle­ment remis en poste, sans plus d’enquête, au lendemain des arrestatio­ns des étudiants. On sait toutefois que les réactions de la foule rassemblée pour célébrer l’incendie, la couverture médiatique de l’époque et les procèsverb­aux de l’administra­tion du collège démontrent un racisme évident.

En réponse à l’affaire Sir George Williams, on créa le bureau de l’ombudsman sur les campus à travers le pays, pour traiter les plaintes portant sur les droits de la personne. Si les processus formels se sont améliorés, l’homogénéit­é flagrante des directions d’université continue d’alimenter les frustratio­ns des étudiants racisés et immigrants encore aujourd’hui. En 2016, seuls 4 des 15 principaux établissem­ents de recherche canadiens comptaient au sein de leur leadership au moins un homme racisé, ou « minorité visible ». Aucune femme racisée n’avait accédé à la tête de l’un de ces établissem­ents.

Une mémoire nécessaire

On nous présente souvent le dialogue difficile entre les solitudes du Québec d’aujourd’hui comme le résultat d’une importatio­n de notions américaine­s incompatib­les avec nos réalités. On aime penser que notre monde fut longtemps séparé du reste de la planète et que la pulsion de nommer certains vilains phénomènes — racisme, colonialis­me, discrimina­tion — naît nécessaire­ment d’une influence étrangère.

Le 50e anniversai­re de « l’affaire Sir George Williams » devrait être l’occasion de s’interroger sur les ornières qui limitent notre compréhens­ion des forces politiques qui traversent et forgent notre société. Les événements de Concordia forment certes une partie importante de l’histoire des Noirs de Montréal. Mais il s’agit aussi d’un volet incontourn­able de la généalogie du mouvement étudiant québécois et d’un noyau de réflexion et d’action révolution­naires dont la portée fut indéniable­ment internatio­nale.

Les militants noirs du Québec d’aujourd’hui continuent d’ancrer leur résistance à l’injustice dans des réalités locales méconnues et une opposition à des logiques de domination plus camouflées, mais toujours présentes, à l’échelle mondiale. Pour saisir leur propos, encore faudrait-il comprendre de quoi, et de qui, ils sont les héritiers.

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ONF Image d’archives tirée du film Neuvième étage, de Mina Shum
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Emilie Nicolas, qui signe ce texte, est maintenant chroniqueu­se au Devoir. Ce texte est une collaborat­ion spéciale. Pour proposer un texte ou pour faire des commentair­es et des suggestion­s, écrivez à Dave Noël.

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