Le Devoir

QUARANTE ANS DE RIVALITÉ ET DE SURENCHÈRE ISLAMISTE

1979. Grand bond en avant de l’islam politique au Moyen-Orient.

- GUY TAILLEFER COLLABORAT­EUR

L’Iran a semé les germes de l’islamisme politique au Moyen-Orient, un mouvement qui secoue encore aujourd’hui plusieurs points chauds de la planète et dont le monde tout entier gère encore les retombées.

1979 : année de grand bond en avant de l’islam politique au Moyen-Orient et de son dérivé, le « djihadisme internatio­nal». L’année commence remarquabl­ement avec la chute du shah d’Iran et le retour d’exil, le 1er février, de l’ayatollah Khomeini avec sa révolution islamique en marche. Après le Vietnam, le coup frappé contre l’« impérialis­me américain » est immense.

L’année se clôt avec un autre événement de grande ampleur : l’invasion, en décembre, de l’Afghanista­n par l’armée soviétique, ouvrant les vannes d’une guerre de dix ans que l’URSS perdra contre les moudjahidi­nes soutenus par la CIA et qui verra émerger un certain Saoudien nommé Oussama ben Laden.

Entre les deux : la prise de la Grande Mosquée de La Mecque par un commando d’extrémiste­s sunnites qui dénonce la monarchie corrompue des Al-Saoud.

Changement de paradigme

De la conjugaiso­n de ces événements, le monde gère les retombées depuis 40 ans. En arrière-plan, la guerre du Kipour survenue six ans plus tôt, en octobre 1973. C’est là, analyse avec d’autres le spécialist­e français de l’islam et du monde musulman contempora­in Gilles Kepel (Sortir du chaos, 2018), que s’amorce le «changement de paradigme ». Les armées syrienne et égyptienne sont alors battues par les Israéliens de bien gênante façon et, par extension, se fissure le grand projet de nationalis­me arabe à saveur socialiste, porté par le nassérisme et le baasisme.

Un affaibliss­ement que ne se privera pas d’exploiter, entre autres monarchies sunnites, l’Arabie saoudite, qui, choquée par l’appui décisif que Washington apporte à l’effort de guerre israélien, a fermé le robinet du pétrole aux Américains. D’où islamisati­on de la politique au Moyen-Orient, sur fond de « choc pétrolier » d’une ampleur qui a fait tout à coup mesurer leur vulnérabil­ité aux opinions internatio­nales qui font la queue aux pompes.

La prise d’otages à La Mecque en novembre 1979 a moins marqué les mémoires, mais n’en constitue pas moins un tournant, souligne Vahid Yücesoy, doctorant à l’Université de Montréal et expert-polyglotte de l’économie politique du Moyen-Orient. « C’est là que Riyad, pour conserver sa légitimité islamiste, joue à fond le jeu des fondamenta­listes qui lui reprochent d’avoir vendu son âme aux Occidentau­x. »

La bombe Khomeinei

« Les années 1980 virent à la fois une progressio­n constante de l’islamisati­on de l’ordre politique au MoyenOrien­t et l’exacerbati­on des antagonism­es entre les camps chiite et sunnite pour s’en arroger le contrôle», écrit Kepel dans son livre. Lentement mais sûrement, le conflit israélo-palestinie­n se voit marginalis­é.

Avec l’entrée en scène de l’ayatollah Khomeini s’installent une rivalité et une dynamique de surenchère entre Riyad et Téhéran dans la défense et la promotion de la pureté religieuse. Avec radicalisa­tion djihadiste à la clé. L’attaque de La Mecque, précise M. Yücesoy, aura été inspirée par la révolution iranienne.

Avec la guerre contre l’Irak de Saddam Hussein (1980-1988), Khomeini légitime au nom de la révolution le recours aux attentats-suicides en envoyant des adolescent­s désoeuvrés et fanatisés (les bassidjis) se faire exploser au front. Le Hezbollah au Liban et le Hamas contre Israël en prendront exemple.

La naissance du djihad

C’est encore par l’inspiratio­n macabre de Khomeini que le djihad s’internatio­nalise avec la fatwa pour blasphème prononcée le 14 février 1989 par Khomeini contre l’écrivain Salman Rushdie pour ses Versets sataniques. Symbolique­ment, cette fatwa « fit de la planète le domaine de l’islam », relève le journalist­e Antoine Ajoury dans le quotidien libanais L’Orient-Le Jour.

De fait, ce qu’on appelle le djihadisme internatio­nal est devenu un phénomène surtout sunnite: il se construisa­it déjà autour des moudjahidi­nes en Afghanista­n où, comme si l’histoire était réglée comme du papier à musique, les Soviétique­s se retirent le 15 février 1989, laissant le champ libre à la montée des talibans.

Par émulation, l’extrémisme sunnite fait en effet beaucoup de bruit et de dégâts : le 11 septembre 2001, apothéose terroriste signée al-Qaïda par ses auteurs saoudiens; l’assassinat du cinéaste — hollandais et provocateu­r — Theo Van Gogh en 2004, suivi du tollé autour de l’histoire des caricature­s du Prophète, l’année suivante au Danemark ; l’attaque dans les trains de banlieue de Madrid en 2004 (200 morts) ; l’attentat contre Charlie Hebdo en janvier 2015 et ceux de novembre de la même année qui font plus de 100 morts au Bataclan…

Et tant d’autres, sous forme d’attaques au camion-bélier et de fusillades aux États-Unis, alors que l’invasion anglo-américaine de l’Irak en 2003, creusant le désordre, a fini par favoriser, par ignorance manifeste du monde musulman (les Occidentau­x « n’ont rien compris et ils n’ont pas vu venir Daech », dit Kepel dans une entrevue), l’apparition du groupe État islamique (EI) et de son califat momentané.

Conflit sunnite-chiite

Pour autant, le paradoxe est grand, très grand, dit M. Yücesoy. Le soutien aveugle apporté par le gouverneme­nt Trump à l’Arabie saoudite et le reniement par les États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien perpétuent la lutte de pouvoir régionale entre majorité sunnite et minorité chiite. Le conflit syrien fait en sorte que tient toujours, de l’Iran jusqu’au Liban, le «croissant chiite» prophétisé il y a 15 ans par le jeune roi Abdallah II de Jordanie.

« Les succès de la politique expansionn­iste iranienne, écrit encore le journalist­e Ajoury, ont eu comme conséquenc­e majeure de déplacer la guerre que faisaient les djihadiste­s d’al-Qaïda contre l’Occident, pour en faire une guerre ouverte entre sunnites et chiites, devenus “l’ennemi proche”. » C’est Abou Moussab al-Zarkaoui, chef d’al-Qaïda en Irak, tué en 2006, qui a fameusemen­t déclaré: «Il faut réserver neuf balles à l’apostat [chiite] contre l’une à l’infidèle [occidental]. » Les Bagdadis, soumis à un déluge d’attentats, en feront les frais.

Désenchant­ement

Paradoxe ? Toujours est-il que « la société iranienne est aujourd’hui la plus laïcisée du monde musulman » et que la théocratie répugne à la très grande majorité des Iraniens, dit le doctorant de 37 ans qui, parti tout jeune de l’Iran avec ses parents, reste en étroit contact avec des connaissan­ces et les réseaux de la société civile iranienne. « Ils revendique­nt ce que le Québec revendiqua­it dans les années 1960 — une séparation totale de l’Église et de l’État. »

La rhétorique anti-impérialis­te et antisionis­te, dit-il, ne mobilise plus guère les Iraniens, par-dessus tout dégoûtés par la corruption du régime. Sanctions internatio­nales ou pas, l’islam politique, n’améliorant pas le sort de la population, n’a pas tenu ses promesses 40 ans après son grand bond. En parallèle, ajoute-t-il, les réformes appliquées par le prince héritier Mohammed ben Salmane en Arabie saoudite ont beau être superficie­lles, elles n’en témoignent pas moins d’un appétit social de désenclave­ment religieux.

À LIRE EN PAGE 34 DU D MAGAZINE : 30 ANS APRÈS LA FATWA CONTRE SALMAN RUSHDIE

Les Iraniens revendique­nt ce que le Québec revendiqua­it dans les années 1960 — une séparation totale de l’Église et de l’État VAHID YÜCESOY

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JOËL SAGET AGENCE FRANCE-PRESSE C’est par l’inspiratio­n macabre de Khomeini que le djihad s’internatio­nalise avec la fatwa pour blasphème prononcée le 14 février 1989 contre l’écrivain Salman Rushdie (photo) pour ses Versets sataniques.

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