Le Devoir

LA RÉCONCILIA­TION CANADA-IRAN ATTEND TOUJOURS

Plusieurs dynamiques géopolitiq­ues expliquent qu’Ottawa ait reculé

- MARIE VASTEL CORRESPOND­ANTE PARLEMENTA­IRE À OTTAWA

Justin Trudeau promettait, il y a trois ans, de renouer avec l’Iran. Mieux vaut dialoguer avec un régime avec lequel on est en désaccord que de couper les ponts, martelaien­t les libéraux. Mais depuis, des incidents consulaire­s ont refroidi cet élan. Une simple excuse, pensent toutefois les experts, d’avis qu’une dynamique bien plus complexe expliquer cette relation ardue.

La volonté du gouverneme­nt libéral semblait pourtant sincère: jeter les ponts avec le régime iranien «pour jouer un rôle utile dans cette région du monde », arguait en 2016 l’ancien ministre des Affaires étrangères Stéphane Dion. Deux équipes diplomatiq­ues ont même été déployées à Téhéran pour tâter le terrain.

Ruptures postcrises

Entre-temps, l’Irano-Canadienne Homa Hoodfar a été emprisonné­e dans la fameuse prison d’Evin — où une autre Irano-Canadienne, Zahra Kazemi, avait été tuée 13 ans plus tôt. Mme Hoodfar a fini par être relâchée. «Homa Hoodfar a démontré au nouveau gouverneme­nt que, bien que les cas consulaire­s ne concernent qu’un seul individu, cela rend la relation au complet beaucoup plus complexe », note Thomas Juneau, professeur adjoint de politique internatio­nale à l’Université d’Ottawa.

Les pourparler­s se sont néanmoins poursuivis entre Ottawa et Téhéran. Jusqu’à ce que, l’an dernier, un universita­ire irano-canadien, Kavous SeyedEmami, ne meure dans la même prison. Sa veuve, Maryam Mombeini, est toujours coincée en Iran, où sa double citoyennet­é n’est pas reconnue.

Cette situation a entrainé la suspension des pourparler­s, explique le bureau de la ministre des Affaires étrangères, Chrystia Freeland. « Jusqu’à ce que Maryam Mombeini soit autorisée à rentrer au Canada, sa liberté sera le seul sujet de discussion que nous aurons avec le gouverneme­nt iranien. »

Une explicatio­n que rejettent en bloc des spécialist­es la question iranienne. « Ce n’est qu’une excuse, martèle Jabeur Fathally, professeur de droit internatio­nal à l’Université d’Ottawa. L’Iran ne s’opposerait pas à cette libération s’il était certain que le Canada allait rétablir sa relation diplomatiq­ue. L’Iran a besoin de plus d’ouverture diplomatiq­ue et de davantage de relations économique­s. »

D’autant plus que la diaspora iranienne au Canada réclame des services consulaire­s au pays, note Ali Dizboni du Collège militaire royal du Canada.

Ex-chef de mission du Canada à Téhéran de 2009 à 2012, Dennis Horak croit qu’Ottawa attendra longtemps s’il espère négocier le retour de Mme Mombeini. Parce que les Iraniens refusent catégoriqu­ement de discuter des cas de double nationalit­é. «Vous n’avez pas de droits consulaire­s avec ces ressortiss­ants en Iran », relate-t-il.

La relation avec l’Iran ne s’est jamais vraiment remise de l’incident des otages américains et de l’aide apportée par le Canada à six d’entre eux pour s’évader du pays, selon M. Horak. Des membres du régime lui soulevaien­t encore cet épisode il y a dix ans. « C’est une façon de nous dire que nous ne sommes que des marionnett­es des États-Unis ou intrinsèqu­ement hostiles à la République islamique. »

Malgré la fermeture de l’ambassade canadienne en 1980, les relations avaient repris au tournant des années 1990. L’Iran était même le principal partenaire commercial du Canada au Moyen-Orient pendant la décennie.

Les choses se sont envenimées après le décès de la photojourn­aliste Zahra Kazemi, violée, torturée et battue à mort en prison. L’arrivée des conservate­urs de Stephen Harper au pouvoir a relancé les hostilités, avec un politique étrangère résolument pro-Israël. Sous leur gouverne, « le Canada prenait des positions plus dures que les ÉtatsUnis », observe Thomas Juneau.

Héritage conservate­ur

Le gouverneme­nt Harper a fini par expulser les diplomates iraniens du Canada et fermer son ambassade en Iran 2012. Le pays a été désigné comme un État soutenant le terrorisme et la Loi sur la justice pour les victimes d’actes terroriste­s a été adoptée, pour permettre à tout citoyen du monde de poursuivre l’Iran au Canada et de voir les biens du régime saisis.

« Les obstacles dont les libéraux ont hérité de la part des conservate­urs leur ont bloqué le chemin », analyse Thomas Juneau.

Le maintien de cette loi empêche toute reprise d’une réelle collaborat­ion diplomatiq­ue, prédit Dennis Horak. Même s’il conçoit qu’il est difficile pour tout gouverneme­nt, politiquem­ent, de reculer.

Jabeur Fathally estime quant à lui que l’arrivée de Donald Trump à la MaisonBlan­che et la renégociat­ion de l’ALENA ont freiné le rapprochem­ent. « On voulait éviter de froisser encore plus les susceptibi­lités américaine­s. »

Dennis Horak rejette cette lecture, puisque tous les alliés des États-Unis ont une présence diplomatiq­ue en Iran. Celle du Canada à Téhéran était très appréciée des Américains, qui profitaien­t des informatio­ns obtenues des Canadiens sur le terrain, note Thomas Juneau.

Préserver ses arrières

Ali Dizboni croit plutôt que le gouverneme­nt Trudeau a tempéré son rapprochem­ent avec l’Iran pour ménager ses liens avec Israël et les autres pays arabes, défavorabl­es à l’expansionn­isme du régime iranien. « Pourquoi ouvrir les relations avec l’Iran, alors que ce n’est pas cruciale stratégiqu­ement et que cela va amener des coûts avec ses voisins arabes ? »

Le politologu­e de l’Université Sherbrooke Sami Aoun prédit quant à lui que le Canada surveiller­a l’issue des percées diplomatiq­ues de ses alliés européens — et la réaction qu’auront les Américains — avant de relancer ses négociatio­ns. « Tant que les alliés du Canada considèren­t que l’Iran est un État paria pour son voisinage ou ses propres citoyens, il est difficile d’avancer. Le Canada n’a pas une autonomie complète dans une région où ses intérêts ne sont pas vraiment existentie­ls. »

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