Le Devoir

Survivre à la mort d’un enfant

Les personnage­s de Sandrine Bisson et de Rose-Anne Déry affrontent la mort pour mieux embrasser la vie

- CHRISTIAN SAINT-PIERRE COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Comment retrouver sa place dans le monde — en tant qu’homme, en tant que femme, en tant que couple — après la mort de son enfant ? Dans Le terrier, pièce qui est sur le point de prendre l’affiche chez Duceppe dans une mise en scène de Jean-Simon Traversy, l’Américain David LindsayAba­ire pose cette question avec autant de pertinence que de sensibilit­é, dans un remarquabl­e équilibre de sourires et de larmes, un portrait de famille d’une admirable complexité.

Créé à New York en 2006, Rabbit Hole a valu un prix Pulitzer à son auteur en 2007, puis a été adapté au cinéma en 2010 par John Cameron Mitchell, avec Nicole Kidman et Aaron Eckhart dans les rôles principaux. En 2016, Rose-Anne Déry et AndréLuc Tessier demandaien­t à Yves Morin de traduire le texte, fondaient la compagnie Tableau Noir et produisaie­nt la pièce à la salle Fred-Barry du théâtre Denise-Pelletier.

«Ce qui nous a impression­nés, se souvient la comédienne, plus encore que la gravité ou la profondeur du sujet, c’est la manière franche, courageuse, simple et directe avec laquelle tout cela est abordé. Les personnage­s sont touchants parce qu’ils ne sont pas dépourvus d’humour. Leurs relations sont émouvantes parce qu’elles ne s’enlisent jamais dans le mélodrame. »

Cette qualité, cette sorte de dépouillem­ent, Rose-Anne Déry nous assure qu’elle sera toujours au rendez-vous sur la grande scène du théâtre Jean-Duceppe: «Il y a eu quelques ajustement­s techniques en ce qui concerne le jeu aussi bien que la scénograph­ie, mais rien de plus. Nous tenions tous à préserver ce que nous considéron­s être la nature profonde de l’oeuvre. »

Quand la pièce commence, il y a huit mois que Becca et Louis ont perdu Danny, leur fils unique âgé de quatreans, après qu’il a été heurté par une voiture. À sa première lecture du texte, Sandrine Bisson, qui incarne la mère endeuillée, se souvient avoir été prise à la gorge. «À la deuxième page, je braillais déjà, avoue-t-elle. Mon premier défi, comme actrice, c’est donc de ne pas pleurer. Je dois être au plus près de ce que Becca traverse, comprendre son effondreme­nt, mais tout en parvenant à m’extraire de son trouble, à aller au-dessus de sa peine, à rester en marge de sa douleur. »

Le deuxième défi, explique la comédienne, c’est d’incarner le personnage en respectant une espèce de nudité, une retenue dictée par l’auteur — dans une lettre qui accompagne son texte, Lindsay-Abaire demande expresséme­nt que Becca ne verse des larmes qu’une seule fois pendant la représenta­tion —, mais aussi par le metteur en scène, qui préconise un type de jeu plus sobre que ce que l’ampleur du drame pourrait inspirer à d’autres. «Je dois faire pleinement confiance aux mots, précise Bisson, mais également au calme, à l’intériorit­é, voire au silence.» Puis elle ajoute tout en riant: «En ce qui me concerne, disons que c’est une sorte de contre-emploi.»

Surmonter le deuil

Chacun des cinq personnage­s de la pièce surmonte le deuil comme il peut, entreprend à sa manière un patient processus vers la résilience. Alors que Becca souhaite effacer tout ce qui lui rappelle son garçon, qu’elle opte de plus en plus souvent pour la réclusion, son mari Louis (Frédéric Blanchette) refoule sa tristesse et sa colère. Autour d’eux, il y a la soeur de Becca (Rose-Anne Déry), enceinte, sa mère (Pierrette Robitaille), et même l’adolescent impliqué dans le fatal accident (André-Luc Tessier), qui viendra à sa façon mettre un baume sur les plaies de Becca. Devant tant d’humanité, pareil mélange de souffrance et de réconcilia­tion,

de rage et de pardon, véritables montagnes russes, le spectateur n’a d’autre choix que l’empathie.

«La progressio­n des parents fait du bien, explique Déry. On les voit venir de loin, cheminer sur plusieurs mois afin d’atteindre un peu d’apaisement, une sorte de lumière. À vrai dire, la pièce expose à une panoplie de façons de traverser le deuil. Je pense que ça donne aux gens la permission de vivre ça à leur manière.» Sandrine Bisson déplore le fait que la mort soit encore à ce point taboue à notre époque et dans notre société: « Alors que le deuil est universel, que tout le monde va y être confronté un jour ou l’autre, on n’en parle pour ainsi dire jamais. »

En ce sens, le spectacle joue un rôle non négligeabl­e. «J’ai reçu des courriels de gens qui ont vécu des histoires semblables à celle des personnage­s, nous apprend Déry. Ils m’écrivent que la pièce leur a fait du bien, qu’elle a canalisé quelque chose, autrement dit qu’une certaine catharsis a opéré. Plus que de donner un sens à la mort, l’important, comme nous l’expliquait la psychologu­e que nous avons invité à nous rencontrer, c’est de redonner un sens à la vie après que la mort soit survenue, en somme de retrouver un sens que l’on croyait perdu. »

Bisson ajoute: «La psychologu­e nous a aussi dit qu’il était essentiel de réaliser ce qui nous a été donné par le passage de l’être disparu. Qu’est-ce qu’il nous a appris? Qu’estce qu’il nous a légué? Qu’est-ce qui fait qu’on va continuer à vivre avec lui à l’intérieur de nous?»

Le terrier

Texte: David Lindsay-Abaire. Traduction: Yves Morin. Mise en scène: Jean-Simon Traversy. Au théâtre Jean-Duceppe du 13 février au 23 mars.

À la deuxième page, je braillais déjà. Mon premier défi, comme actrice, c’est donc de ne pas pleurer. Je dois être au plus près de ce que Becca traverse, comprendre son effondreme­nt, mais tout en parvenant à m’extraire de son trouble, à aller au-dessus de sa peine, à rester en marge de sa douleur.

SANDRINE BISSON

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