Entrevue
L’écrivain français consacre un court récit au soulèvement de « l’homme ordinaire » dans l’Allemagne de 1524
L’écrivain français Éric Vuillard et les poussières de l’Histoire.
Pour Éric Vuillard, l’Histoire est une sorte de vis sans fin, un grand livre ouvert à toutes les pages, une sorte d’éternel bégaiement. L’écrivain français renoue avec sa manière dans La guerre des pauvres, un très court récit au souffle puissant qui nous plonge dans le sud de l’Allemagne en 1524, alors que, sous la conduite du théologien Thomas Müntzer, des armées de «pauvres» se soulèvent. Pourquoi se noyer dans la fiction quand c’est la réalité qui commande ?
« Ce n’est pas la composante fictionnelle qui est au coeur du roman, estime Éric Vuillard, au bout du fil. Lorsque Zola écrit Germinal, par exemple, ce n’est pas pour écrire une belle histoire, fantaisiste, intéressante ou imaginative. C’est pour essayer de nous raconter le plus fidèlement possible la vie des mineurs, qui s’articule chez lui [autour d’]une enquête sérieuse, sur le terrain, mais aussi de lectures nombreuses. C’est même la naissance des sciences humaines, au fond. Et donc je pense que la littérature, à l’inverse de ce qu’on croit, est tournée vers la réalité.»
Et comme lecteur, Éric Vuillard préfère pour sa part lire un essai qui lui raconte comment les multinationales accaparent les richesses plutôt que d’avoir une fiction qui invente une réunion qui n’a jamais eu lieu entre hommes d’affaires.
L’histoire sans fin
La guerre des pauvres, le 10e livre de l’écrivain français né à Lyon en 1968, prend place dans une oeuvre dont la cohérence s’impose à chaque nouveau jalon. Car depuis Conquistadors (2009) et Congo (2012), en passant par Tristesse de la terre (2014) et 14 Juillet (2016), Éric Vuillard — qui est aussi scénariste et réalisateur — poursuit sa relecture à la fois minutieuse et engagée de l’Histoire. Les soubresauts de la Révolution française, la chute de l’Empire inca, les premiers pas du reality show avec Buffalo Bill, chaque fois le regard de l’écrivain est à la fois panoramique et personnel, toujours un peu cinématographique.
En une série d’instantanés — comme nul autre, l’écrivain sait que «la vérité est dispersée dans toute sorte de poussière» —, L’ordre du jour, pour lequel il s’est vu attribuer le très convoité prix Goncourt en 2017, proposait une incursion dans les coulisses d’une Allemagne lancée à toute vitesse sur le chemin de la dictature juste avant la Seconde Guerre mondiale.
«Le cinéma, continue Éric Vuillard, nous a appris en littérature que la composition n’était pas seulement un problème rhétorique, comme on voulait nous le faire croire depuis Aristote. Le montage, c’est une tout autre idée que la composition. C’est l’idée que quand on met deux images côte à côte et puis qu’on en ajoute une troisième juste derrière, eh bien, la signification des deux précédentes est changée. Et ça, c’est beaucoup plus fin, beaucoup plus subtil. Et je crois qu’en retour, la littérature a beaucoup appris de ça. Moi, quand je construis un texte, c’est une chose que j’ai à l’esprit.»
Le sujet du livre n’est pas théologique. On n’y discute pas du sexe des anges. Et de toute façon, écrit-il, « les querelles sur l’au-delà portent en réalité sur les choses de ce monde».
Démonstration ciselée sur la permanence des injustices sociales, les 80 pages de La guerre des pauvres font écho à l’actualité, à travers notamment le mouvement des gilets jaunes qui secoue la France. «Les
exaspérés sont ainsi, écrit-il encore, ils jaillissent un beau jour de la tête des peuples comme les fantômes sortent des murs.»
«Jecroisqu’onécrittoujours l’Histoire à partir du présent, expliquet-il en entrevue. Sinon, ça n’aurait pas plus d’intérêt que les pierres ou la géologie. On est lié à elle, d’une certaine façon. Et si on est lié à elle, c’est parce que lorsqu’on l’étudie ou qu’on la raconte, on le fait à partir du présent. Si vous voulez, c’est moins que les épisodes historiques nous apprendraient quelque chose sur le présent que l’inverse. Et dans un sens, c’est le mouvement des gilets jaunes en France qui nous apprend quelque chose sur les soulèvements du passé.»
«Au fond, poursuit-il, j’ai écrit ce livre comme une histoire qui n’est pas terminée. La plupart du temps, un romancier ou un historien connaît la fin de son histoire et il l’écrit sous ce registre-là — ce qui évidemment engage toute une manière d’écrire. Or, moi, en l’écrivant, j’ai eu tout à coup le sentiment que je l’écrivais comme si cette histoire n’était pas terminée. L’histoire au long cours à laquelle appartient cet épisode du soulèvement de “l’homme ordinaire”, comme on l’appelle en allemand, c’est l’histoire au fond de l’émancipation des peuples. »
«Ça appartient à cette histoire-là. Dans un contexte particulier et dans l’ambiance très spéciale qui est celle de la Réforme protestante, saturée par les idées religieuses, mais enfin on voit que tout le discours qui est tenu par Müntzer et par les théologiens sur les inégalités, sur les injustices fiscales, c’est au fond un discours qui n’est pas sans parenté avec d’autres discours, dont aujourd’hui celui qui est tenu en France par les gilets jaunes. C’est une histoire au long cours.»
«Les mots sont une autre convulsion des choses», écrit Éric Vuillard. Et l’Histoire, servie par une mécanique de l’ombre, est un moteur qui parfois s’emballe. C’est déjà écrit quelque part.
Je pense que la littérature, à l’inverse de ce qu’on croit, est tournée vers la réalité
ÉRIC VUILLARD