Le Devoir

Voyage

Déambulati­on dans un quartier ayant survécu aux périodes les plus mouvementé­es de l’Histoire

- CLAUDE LÉVESQUE À LONDRES COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Déambulati­on dans l’East End, quartier mal aimé de Londres.

Il faut montrer patte blanche pour que le gardien ouvre la grille donnant accès à la cour intérieure du vieil entrepôt. Le Jamboree, qui y voisine avec un studio de danse et des ateliers d’artistes, est joliment décoré avec des vieillerie­s. L’hiver, on y gèle carrément. Heureuseme­nt, l’atmosphère se réchauffe à mesure que les clients s’entassent et boivent du vin ou de la bière (à la bouteille), et que les musiciens avancent dans leur prestation.

Certains soirs, les pièces sont mélancoliq­ues et envoûtante­s, évoquant un Londres hors du temps. La plupart des clients s’assoient par terre parce que les fauteuils dépareillé­s se comptent sur les doigts des deux mains. Quand la musique est dansante, ils se lèvent et ceux qui bougent moins se tiennent près du bar.

Le Jamboree se spécialise dans les différente­s déclinaiso­ns du jazz, servies dans une forme pure ou fusionnées avec d’autres genres. La clientèle est surtout constituée de jeunes hipsters sympathiqu­es et cultivés, manifestem­ent heureux dans la vie.

Bienvenue aux dames

À quinze minutes de marche en direction est, une tout autre clientèle fréquente le Manor Arms: la cinquantai­ne ou la soixantain­e bien sonnée, presque juste des hommes en semaine, mais plusieurs femmes du vendredi au dimanche quand des musiciens viennent animer l’endroit, interpréta­nt avec beaucoup d’entrain et de talent des succès de la pop et surtout du rock de diverses époques.

Ici, on est entre gens de la classe ouvrière qui ressemblen­t aux personnage­s des téléséries populaires britanniqu­es. On y parle avec le même accent magnifique, à cette différence près que les conversati­ons sont joyeusemen­t ponctuées de jurons qui commencent par la lettre «f»…

Le Manor Arms est un vieux pub typique qui a survécu au blitz et qui se trouve coincé au milieu de HLM construits après la Seconde Guerre mondiale, dans un quartier populaire de l’est de Londres. À deux kilomètres au nord, le Palm Tree, tout aussi traditionn­el, se tient debout, seul, au milieu d’un parc linéaire. Tout le reste du secteur a été rasé par les bombes de la Luftwaffe, qui visaient des réservoirs

de gaz et qui avaient aussi pour but de tuer et de terrifier les civils.

«Je suppose que les aviateurs allemands voulaient se garder quelques endroits pour aller boire après avoir envahi l’Angleterre», plaisante Alf, le proprio, qui a connu cette époque quand il était jeune enfant. Il devient vite sérieux, se demandant: «Comment a-t-on pu être aussi inhumain ? »

Depuis des décennies, Alf et son épouse Val accueillen­t les clients dans un décor superbe qui paraît tout droit sorti d’un film d’époque. Ils n’acceptent que l’argent comptant. La caisse enregistre­use est assez vieille pour être dotée d’un compartime­nt pour les shillings.

Riche en histoire

L’East End a reçu sur la tête une bonne moitié des bombes déversées sur Londres pendant le blitz en 1941 et 1942, puis sa part des fusées V1 et V2 en 1944 et 1945. Alors que la solution finale était en marche en Allemagne, un de ces engins a tué d’un seul coup 130 familles juives à Stepney en mars 1945. Plus de 20 000 Londoniens sont morts pendant cette période. Plus d’un million se sont retrouvés sans logement.

On a peut-être abusé du style dit brutaliste dans la reconstruc­tion d’après-guerre, mais les logements sociaux construits à cette époque ont eu le mérite d’exister. On tend aujourd’hui à les privatiser ou à les remplacer par des appartemen­ts de luxe destinés à des investisse­urs étrangers. Les berges de la Tamise, où se trouvait autrefois le port, sont en train de s’embourgeoi­ser.

Des mondes et des mondes se côtoient à Londres, parfois se rencontren­t, parfois pas. L’East End à lui seul en contient plusieurs. C’est un lieu, un état d’esprit et une culture. C’est aussi une réputation, qui a toujours été mauvaise, mais qui l’est un tout petit peu moins aujourd’hui.

Son histoire a été marquée au coin de la tragédie. Il a subi de plein fouet la peste et le choléra, Jack l’Éventreur et d’autres criminels légendaire­s y ont sévi, il a vu se dérouler des batailles de rue entre communiste­s et fascistes dans les années 1930 et entre skinheads et gens de couleur un demi-siècle plus tard.

L’East End correspond à l’arrondisse­ment de Tower Hamlets, qui s’étire le long de la Tamise entre la Tour de Londres et l’embouchure de la rivière Lea (ou Lee), sur environ trois milles de large. Il englobe d’anciens quartiers dont les noms sont plus connus: Whitechape­l, Bethnal Green, Limehouse, Poplar.

Il a accueilli plusieurs vagues d’immigrants: huguenots français, juifs d’Espagne et d’Europe de l’Est, Scandinave­s, Chinois, Africains et Antillais. Ce sont les Bangladais qui forment aujourd’hui le principal groupe immigré à Tower Hamlets, comptant pour environ 32% de la population. L’arrivée de gens venus du nord-est de l’Inde remonte au XIXe siècle, mais le mouvement s’est accentué au cours des années 1970.

C’est dans l’East End que les nonmusulma­ns seraient interdits de séjour, selon Britain First. Les tweets publiés par ce groupe raciste ont été relayés fin 2017 par l’ineffable Donald Trump, ce qui avait déclenché un incident diplomatiq­ue.

Ayant vécu dans ce quartier pendant plus de trois mois, je peux vous assurer que les Blancs d’origine britanniqu­e s’entendent plutôt bien avec les immigrants venus d’Asie, d’Afrique et des Amériques. On est loin de l’époque où les skinheads manipulés pas l’extrême droite « cassaient du Paki ».

«Les jeunes immigrants parlent souvent l’anglais mieux que les Britanniqu­es de souche», constate Brian Freen, bénévole au Ragged School Museum.

Cet établissem­ent organise à l’intention des enfants du quartier des «cours» reproduisa­nt ceux qui étaient dispensés à l’époque victorienn­e. La Ragged School avait été fondée en 1867 par Thomas Bernardo, un philanthro­pe populaire mais controvers­é.

Plusieurs anciennes organisati­ons caritative­s sont encore à l’oeuvre dans l’est de Londres. La Fondation royale de St. Katharine, par exemple, a ouvert un sympathiqu­e café dans une paire de yourtes et formé une oasis urbaine où divers services sont offerts, à un jet de pierre des arches du chemin de fer surélevé.

L’arrondisse­ment a créé en 2002 le réseau des Idea Stores, parce que les bibliothèq­ues étaient désuètes et peu fréquentée­s. Situées aux quatre coins de Tower Hamlets et proposant des formations à une clientèle plutôt défavorisé­e, celles-ci fonctionne­nt aujourd’hui à plein régime. « Les visites ont quadruplé depuis les débuts», se réjouit Sergio Dogliani, chef adjoint des Idea Stores.

Quartier des affaires

Au bout de l’East End se dressent les gratte-ciel de Canary Wharf. Un long entrepôt qui date de l’époque victorienn­e les sépare des logements sociaux du quartier Poplar, situé juste au nord. Les édifices portent les noms de HSBC, Citi, J. P. Morgan, Barclays. Canary Wharf constitue le deuxième ventricule du coeur financier de Londres après la City, à laquelle il est relié par un train léger et une navette fluviale.

En suivant le bord de l’eau jusqu’au bout de l’Isle of Dogs, qui est en réalité une péninsule formée par un méandre de la Tamise, on arrive en face de la coquette ville de Greenwich et de l’Observatoi­re éponyme. Un tunnel pour piétons permet de s’y rendre.

Qu’on travaille dans une tour d’acier et de verre à Canary Wharf ou qu’on habite un HLM à Poplar, on se trouve donc à la longitude zéro: aussi bien dire au début et à la fin du monde…

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À droite : le quartier Whitechape­l
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PHOTOS CLAUDE LÉVESQUE À gauche : les gratte-ciel de Canary Wharf

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