Grand angle
Singularité et résilience seront les maîtres mots à Montréal, qui accueille le plus grand marché en la matière
Àcompter de mercredi, Montréal se transformera en capitale des folklores musicaux du monde. Pour la seconde fois seulement en 31 ans, l’organisation Folk Alliance International tiendra sa conférence annuelle à l’hôtel Fairmont Le Reine Élizabeth, le plus grand marché de la scène folk et des musiques traditionnelles au monde. Pendant cinq jours, environ 3000 délégués de 35 pays, artistes, diffuseurs et représentants des plus grands festivals brasseront des affaires et discuteront des enjeux propres à cette scène musicale qui entrevoit son avenir avec optimisme — à condition de pouvoir donner une nouvelle définition de ce qu’est, au juste, la musique folk.
La première fois que le groupe trad Le Vent du nord a participé à la conférence de la Folk Alliance International (FIA), elle avait lieu à Nashville en 2003, raconte le chanteur et vielleur Nicolas Boulerice: «Je me souviens, on n’était pas particulièrement fiers de nous parce qu’on n’avait pas donné un bon spectacle durant les showcases. Par contre, ça avait viré en party après, dans la chambre d’hôtel. On avait fait chanter et danser le monde jusqu’à 5 h du matin. Et étrangement, ça a ouvert énormément de portes au groupe, alors que sur le coup, on se disait : “Mon Dieu, qu’estce qu’on vient de faire là?”»
C’est la marque distinctive de la conférence de la FIA: les contacts se créent et les affaires se concluent après le coucher du soleil, et dans la bonne humeur autant que possible. Alors que la conférence RIDEAU — qui se présente comme «le plus important rendez-vous francophone des arts de la scène en Amérique pour favoriser la rencontre entre oeuvre et public» — ayant lieu à Québec du 17 au 21 février propose des showcases dans différentes salles de la capitale, toute la conférence folk se déroule dans un même hôtel; les showcases officiels sont présentés sur des scènes aménagées dans les salles de bal, mais une multitude de concerts informels ont ensuite lieu dans les chambres et les suites, jusqu’aux petites heures du matin.
Trois étages complets de l’hôtel seront réquisitionnés par la conférence: «Cette manière de faire maximise les échanges entre délégués, estime Aengus Finnan, directeur de Folk Alliance International. Dans telle chambre, on peut entendre des violoneux scandinaves, puis dans la chambre d’en face, que du blues du Delta. Ça favorise les échanges, car pour plusieurs musiciens, il y a autant à gagner en forgeant des relations entre musiciens que de conclure une occasion d’affaires.»
Ils seront encore quelques centaines d’artistes d’ici et d’ailleurs à tenter le coup comme le Vent du Nord encore cette année — leur boîte de productions de spectacles, La Compagnie du Nord, a d’ailleurs réservé sa chambre, transformée en cabaret, pour faire découvrir plusieurs artistes trad aux membres de l’industrie. Une large délégation d’artistes du Québec et du Canada sera représentée au congrès, dont Beyries, De Temps Antan, l’ensemble Perséïdes, le Yves Lambert Trio, mais aussi des artistes aux racines plantées sur d’autres continents musicaux, Pierre Kwenders, Vox Sambou, Mehdi Cayenne ou encore Nomadic Massive.
À bras ouverts
Le Vent du Nord, qui avait été retenu par le jury en 2003 pour faire l’affiche des concerts officiels, a aussi remporté la distinction du «Band of the Conference» cette année-là. Les musiciens du groupe reconnaissent que leur participation à l’événement leur a ouvert les portes
de ce qu’ils désignent comme « la grande famille folk ».
Cet esprit de famille permet à la conférence de la FIA de se distancer de l’autre grand rassemblement mondial du marché des musiques traditionnelles et métissées, le WOMEX (World Music Expo), allemand, qui se tient en octobre. «WOMEX se concentre beaucoup sur [les musiques d’ailleurs, principalement d’Afrique], alors que la conférence de la FIA se tient plus près des musiques folk traditionnelles — ce qu’on appelle ici du trad, les musiques celtiques, les musiques de la tradition des singers-songwriters », compare Déborah Cognet, gestionnaire de projet de Mundial Montréal.
«À l’origine, l’Alliance a été fondée pour préserver et présenter les musiques traditionnelles, explique son directeur, Aengus Finnan. Nous sommes réputés pour la conférence qu’on présente chaque hiver, mais c’est autant une célébration de la famille qu’une conférence d’affaires — d’ailleurs, pour les artistes qui participent pour la première fois à la conférence, c’est un peu comme se présenter à la famille et comprendre comment fonctionnent ses réseaux.»
«Ce milieu-là, c’est un milieu de rencontres et de partages», abonde Nicolas Boulerice, qui ajoute qu’être accueilli dans cette famille ouvre les portes sur l’important réseau de festivals folk. Ceux-ci, une soixantaine ayant lieu durant les beaux mois d’été, sont essentiellement concentrés aux États-Unis et au Canada, des rassemblements d’envergure tels que le Northwest Folklife de Seattle (le plus important, 250 000 spectateurs), le Lowell Folk Festival (plus de 100 000), le San Francisco Folk Festival (70 000 spectateurs), le Kerrville Folk Festival au Texas (plus de 30 000) ou encore le Newport Folk Festival (10 000), rendu célèbre par l’épisode de «l’électrification » de Bob Dylan, en 1965.
Le folk nouveau
Or, presque un demi-siècle après l’affront de Dylan, la communauté folk nord-américaine se retrouve à nouveau à la croisée des chemins. La réflexion sur ce que doit être le folklore et sur la mission de l’association est déjà bien entamée; jusqu’en 2008, la FIA s’appelait d’ailleurs la North American Folk Music and Dance Alliance.
«Avec le changement de nom, nous reconnaissions d’une part que l’intérêt pour ces musiques était présent ailleurs qu’en Amérique, mais notre plan était aussi d’évoluer dans notre compréhension des musiques traditionnelles en favorisant la diversité et l’inclusion, explique Finnan. Il nous faut reconnaître que la musique traditionnelle en Estonie, c’est encore de la musique traditionnelle. Le folklore italien, c’est aussi une forme de folk music. La folk music n’est pas un terme exclusif aux musiques de racines nord-américaines, or c’est à travers ce prisme qu’on l’a généralement entendue, et ce, depuis l’époque ou les artistes folk étaient au sommet des palmarès, pensons à Dylan, Joan Baez, Peter, Paul & Mary, Joni Mitchell, etc. […] Le folk, c’est la musique du peuple, quelle que soit son origine. »
«Auparavant [le circuit des festivals folk] gardait vivant l’esprit hippie des années 1960 et 1970. Or, ces événements se transforment», note Sébastien Nasra, fondateur de Mundial Montréal et M pour Montréal, qui présentera des artistes aux racines musicales africaines, caribéennes et afro-latines dans la suite qu’il a réservée à l’hôtel. «S’ouvrir sur le monde, c’était la chose à faire, autrement je ne suis pas certain que la FAI serait demeurée pertinente pendant encore longtemps. »
Conséquemment, Folk Alliance International a cultivé ses relations avec certaines régions du continent européen,oùlefolk«àl’américaine» résonne, comme l’Irlande, le Royaume-Uni et les pays scandinaves. Reste ensuite à faire entrer les folklores d’ailleurs dans la grande famille des festivals américains.
«C’est notre responsabilité d’ouvrir nos portes aux autres traditions, aux autres familles, estime Aengus Finnan. Ces autres folklores sont compatibles avec le circuit folk américain, mais leur inclusion n’est pas encore la norme [aux États-Unis], alors qu’au Canada, l’approche est nettement plus ouverte et diversifiée sur le plan des festivals, plus plusieurs raisons: la composition du tissu social, les mentalités plus ouvertes ou encore les modèles de subventions qui encouragent ce genre d’ouverture. La scène des folk fests aux États-Unis demeure très orientée vers le travail des singerssongwriters et la tradition américaine du folk. »
Optimisme
Le développement du marché des musiques de racines passe toutefois par cette ouverture aux autres folklores, estime Sébastien Nasra : « J’ai impression que cette scène est en croissance. La dimension musique enregistrée de cette scène est probablement marginale, mais sur la dimension spectacles, les plus grands festivals ont leur scènes consacrées [aux musiques d’ailleurs et métissées], et leur place gagne en importance.»
Pour Déborah Cognet, cet engouement pour la musique des musiciens folk, trad et autres déclinaisons des musiques de racines s’explique par la singularité de leurs propositions. «Comparativement aux artistes pop, ces artistes-là n’ont pas qu’un message à livrer, mais aussi une histoire à raconter. Ils montent sur scène, ils ont leur identité propre en lien avec leurs origines culturelles qui justifie le propos, les chansons, la manière avec laquelle ils les chantent. »
Aengus Finnan considère aussi que l’industrie des folklores musicaux «est en très bonne santé, ce qui ne veut pas nécessairement dire que c’est facile d’en vivre. Souvent, ces artistes vivent en marge de la grande industrie musicale populaire. Or, c’est une industrie qui travaille à partir de sa base [“on grassroots level”] depuis des décennies. C’est une scène qui a grandi en travaillant et en faisant des affaires sur la route, un concert, une ville, un festival à la fois. Notre industrie est incroyablement résiliente, pleine de ressources, très entrepreneuriale. C’est une vraie communauté».