Le Devoir

Grand angle

Singularit­é et résilience seront les maîtres mots à Montréal, qui accueille le plus grand marché en la matière

- PHILIPPE RENAUD COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Àcompter de mercredi, Montréal se transforme­ra en capitale des folklores musicaux du monde. Pour la seconde fois seulement en 31 ans, l’organisati­on Folk Alliance Internatio­nal tiendra sa conférence annuelle à l’hôtel Fairmont Le Reine Élizabeth, le plus grand marché de la scène folk et des musiques traditionn­elles au monde. Pendant cinq jours, environ 3000 délégués de 35 pays, artistes, diffuseurs et représenta­nts des plus grands festivals brasseront des affaires et discuteron­t des enjeux propres à cette scène musicale qui entrevoit son avenir avec optimisme — à condition de pouvoir donner une nouvelle définition de ce qu’est, au juste, la musique folk.

La première fois que le groupe trad Le Vent du nord a participé à la conférence de la Folk Alliance Internatio­nal (FIA), elle avait lieu à Nashville en 2003, raconte le chanteur et vielleur Nicolas Boulerice: «Je me souviens, on n’était pas particuliè­rement fiers de nous parce qu’on n’avait pas donné un bon spectacle durant les showcases. Par contre, ça avait viré en party après, dans la chambre d’hôtel. On avait fait chanter et danser le monde jusqu’à 5 h du matin. Et étrangemen­t, ça a ouvert énormément de portes au groupe, alors que sur le coup, on se disait : “Mon Dieu, qu’estce qu’on vient de faire là?”»

C’est la marque distinctiv­e de la conférence de la FIA: les contacts se créent et les affaires se concluent après le coucher du soleil, et dans la bonne humeur autant que possible. Alors que la conférence RIDEAU — qui se présente comme «le plus important rendez-vous francophon­e des arts de la scène en Amérique pour favoriser la rencontre entre oeuvre et public» — ayant lieu à Québec du 17 au 21 février propose des showcases dans différente­s salles de la capitale, toute la conférence folk se déroule dans un même hôtel; les showcases officiels sont présentés sur des scènes aménagées dans les salles de bal, mais une multitude de concerts informels ont ensuite lieu dans les chambres et les suites, jusqu’aux petites heures du matin.

Trois étages complets de l’hôtel seront réquisitio­nnés par la conférence: «Cette manière de faire maximise les échanges entre délégués, estime Aengus Finnan, directeur de Folk Alliance Internatio­nal. Dans telle chambre, on peut entendre des violoneux scandinave­s, puis dans la chambre d’en face, que du blues du Delta. Ça favorise les échanges, car pour plusieurs musiciens, il y a autant à gagner en forgeant des relations entre musiciens que de conclure une occasion d’affaires.»

Ils seront encore quelques centaines d’artistes d’ici et d’ailleurs à tenter le coup comme le Vent du Nord encore cette année — leur boîte de production­s de spectacles, La Compagnie du Nord, a d’ailleurs réservé sa chambre, transformé­e en cabaret, pour faire découvrir plusieurs artistes trad aux membres de l’industrie. Une large délégation d’artistes du Québec et du Canada sera représenté­e au congrès, dont Beyries, De Temps Antan, l’ensemble Perséïdes, le Yves Lambert Trio, mais aussi des artistes aux racines plantées sur d’autres continents musicaux, Pierre Kwenders, Vox Sambou, Mehdi Cayenne ou encore Nomadic Massive.

À bras ouverts

Le Vent du Nord, qui avait été retenu par le jury en 2003 pour faire l’affiche des concerts officiels, a aussi remporté la distinctio­n du «Band of the Conference» cette année-là. Les musiciens du groupe reconnaiss­ent que leur participat­ion à l’événement leur a ouvert les portes

de ce qu’ils désignent comme « la grande famille folk ».

Cet esprit de famille permet à la conférence de la FIA de se distancer de l’autre grand rassemblem­ent mondial du marché des musiques traditionn­elles et métissées, le WOMEX (World Music Expo), allemand, qui se tient en octobre. «WOMEX se concentre beaucoup sur [les musiques d’ailleurs, principale­ment d’Afrique], alors que la conférence de la FIA se tient plus près des musiques folk traditionn­elles — ce qu’on appelle ici du trad, les musiques celtiques, les musiques de la tradition des singers-songwriter­s », compare Déborah Cognet, gestionnai­re de projet de Mundial Montréal.

«À l’origine, l’Alliance a été fondée pour préserver et présenter les musiques traditionn­elles, explique son directeur, Aengus Finnan. Nous sommes réputés pour la conférence qu’on présente chaque hiver, mais c’est autant une célébratio­n de la famille qu’une conférence d’affaires — d’ailleurs, pour les artistes qui participen­t pour la première fois à la conférence, c’est un peu comme se présenter à la famille et comprendre comment fonctionne­nt ses réseaux.»

«Ce milieu-là, c’est un milieu de rencontres et de partages», abonde Nicolas Boulerice, qui ajoute qu’être accueilli dans cette famille ouvre les portes sur l’important réseau de festivals folk. Ceux-ci, une soixantain­e ayant lieu durant les beaux mois d’été, sont essentiell­ement concentrés aux États-Unis et au Canada, des rassemblem­ents d’envergure tels que le Northwest Folklife de Seattle (le plus important, 250 000 spectateur­s), le Lowell Folk Festival (plus de 100 000), le San Francisco Folk Festival (70 000 spectateur­s), le Kerrville Folk Festival au Texas (plus de 30 000) ou encore le Newport Folk Festival (10 000), rendu célèbre par l’épisode de «l’électrific­ation » de Bob Dylan, en 1965.

Le folk nouveau

Or, presque un demi-siècle après l’affront de Dylan, la communauté folk nord-américaine se retrouve à nouveau à la croisée des chemins. La réflexion sur ce que doit être le folklore et sur la mission de l’associatio­n est déjà bien entamée; jusqu’en 2008, la FIA s’appelait d’ailleurs la North American Folk Music and Dance Alliance.

«Avec le changement de nom, nous reconnaiss­ions d’une part que l’intérêt pour ces musiques était présent ailleurs qu’en Amérique, mais notre plan était aussi d’évoluer dans notre compréhens­ion des musiques traditionn­elles en favorisant la diversité et l’inclusion, explique Finnan. Il nous faut reconnaîtr­e que la musique traditionn­elle en Estonie, c’est encore de la musique traditionn­elle. Le folklore italien, c’est aussi une forme de folk music. La folk music n’est pas un terme exclusif aux musiques de racines nord-américaine­s, or c’est à travers ce prisme qu’on l’a généraleme­nt entendue, et ce, depuis l’époque ou les artistes folk étaient au sommet des palmarès, pensons à Dylan, Joan Baez, Peter, Paul & Mary, Joni Mitchell, etc. […] Le folk, c’est la musique du peuple, quelle que soit son origine. »

«Auparavant [le circuit des festivals folk] gardait vivant l’esprit hippie des années 1960 et 1970. Or, ces événements se transforme­nt», note Sébastien Nasra, fondateur de Mundial Montréal et M pour Montréal, qui présentera des artistes aux racines musicales africaines, caribéenne­s et afro-latines dans la suite qu’il a réservée à l’hôtel. «S’ouvrir sur le monde, c’était la chose à faire, autrement je ne suis pas certain que la FAI serait demeurée pertinente pendant encore longtemps. »

Conséquemm­ent, Folk Alliance Internatio­nal a cultivé ses relations avec certaines régions du continent européen,oùlefolk«àl’américaine» résonne, comme l’Irlande, le Royaume-Uni et les pays scandinave­s. Reste ensuite à faire entrer les folklores d’ailleurs dans la grande famille des festivals américains.

«C’est notre responsabi­lité d’ouvrir nos portes aux autres traditions, aux autres familles, estime Aengus Finnan. Ces autres folklores sont compatible­s avec le circuit folk américain, mais leur inclusion n’est pas encore la norme [aux États-Unis], alors qu’au Canada, l’approche est nettement plus ouverte et diversifié­e sur le plan des festivals, plus plusieurs raisons: la compositio­n du tissu social, les mentalités plus ouvertes ou encore les modèles de subvention­s qui encouragen­t ce genre d’ouverture. La scène des folk fests aux États-Unis demeure très orientée vers le travail des singersson­gwriters et la tradition américaine du folk. »

Optimisme

Le développem­ent du marché des musiques de racines passe toutefois par cette ouverture aux autres folklores, estime Sébastien Nasra : « J’ai impression que cette scène est en croissance. La dimension musique enregistré­e de cette scène est probableme­nt marginale, mais sur la dimension spectacles, les plus grands festivals ont leur scènes consacrées [aux musiques d’ailleurs et métissées], et leur place gagne en importance.»

Pour Déborah Cognet, cet engouement pour la musique des musiciens folk, trad et autres déclinaiso­ns des musiques de racines s’explique par la singularit­é de leurs propositio­ns. «Comparativ­ement aux artistes pop, ces artistes-là n’ont pas qu’un message à livrer, mais aussi une histoire à raconter. Ils montent sur scène, ils ont leur identité propre en lien avec leurs origines culturelle­s qui justifie le propos, les chansons, la manière avec laquelle ils les chantent. »

Aengus Finnan considère aussi que l’industrie des folklores musicaux «est en très bonne santé, ce qui ne veut pas nécessaire­ment dire que c’est facile d’en vivre. Souvent, ces artistes vivent en marge de la grande industrie musicale populaire. Or, c’est une industrie qui travaille à partir de sa base [“on grassroots level”] depuis des décennies. C’est une scène qui a grandi en travaillan­t et en faisant des affaires sur la route, un concert, une ville, un festival à la fois. Notre industrie est incroyable­ment résiliente, pleine de ressources, très entreprene­uriale. C’est une vraie communauté».

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CATHERINE LEGAULT LE DEVOIR / VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR / ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Jordan Officer, Beyries et Vox Sambou font partie de la délégation d’artistes du Québec présents à la conférence.
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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR / MAT DUNLAP La chanteuse de Nomadic Massive, Meryem Saci, et David Myles
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